Il nous semble utile d’examiner la question de la liberté d’expression à la lumière de la provocation. Si le prix à payer est de renoncer à la provocation, peut-on réduire la liberté d’expression pour sauver des vies humaines ? Nous distinguerons ainsi la caricature du dessin, en partant des… automobiles et des voitures miniatures. Et si l’absence de moteur pour les autos était comme l’absence de provocation pour les caricatures ? Ensuite, nous nous interrogerons sur le caractère réciproque de la provocation : qui provoque qui en définitive ? Ou pire qui est cet individu qui ne provoque pas ?
La liberté d’expression de l’artiste aurait donc comme limite la
violence qu’elle génère. On dessine le prophète à Paris, il y a des émeutes à
l’autre bout de la planète donc on doit arrêter de dessiner le prophète en
Europe. C’est plus sage, plus prudent, plus correct… C’est évidemment tentant
car si on peut empêcher des souffrances, ce serait idiot de ne pas le faire.
Attardons-nous sur ce bon sens apparent.
Le même argument de bon sens peut s’appliquer à bien d’autres
situations. On pourrait par exemple l’utiliser pour réduire la liberté de tous
les acteurs du secteur automobile, depuis les propos des vendeurs jusqu’aux
plans des ingénieurs puisque les voitures tuent bien plus chaque année que les
manifestations contre les caricatures. Elles tuent plus et… avec une certitude
absolue, ce qui n’est pas le cas d’une caricature.
Une auto sans
moteur ?
Plus précisément, quelles sont les différences entre le vendeur
automobile et le caricaturiste ? Il nous semble pouvoir en relever trois. D’abord,
peut-être peut-on noter qu’il n’y a pas de provocation ni d’esprit hostile chez
les vendeurs automobiles ? Ensuite, peut-être pourrait-on aussi invoquer
le fait que l’industrie automobile a pour objectif de réduire les accidents et
que la sécurité routière est un élément de leur image de marque ? Enfin, peut-être
l’utilité des voitures est-elle plus objective ou plus évidente que celle des
caricatures ?…
Nous allons démonter chacun de ces trois arguments.
Premièrement, la question de la provocation, peut-être même inspirée
par une volonté de nuire. Les publicités mettant en scène la puissance des
engins ne sont-elles pas une incitation à la conduite sportive et donc à une
prise de risque supplémentaire pour les futurs conducteurs ? Le
marketing automobile qui utilise les préjugés sexistes et d’autres sentiments
humains comme la jalousie pour viser son public-cible (et provoquer sa
réaction ?) ne participe-il pas à une sorte de stratification du lien sociale
et à la dégradation de la nature au sens large ? En ce qui concerne la
volonté des membres de l’industrie automobile, il paraitra sans doute assez
évident qu’il s’agirait d’un procès d’intention de leur en attribuer une.
Les caricatures utilisent bien entendu, elles aussi, la provocation.
Cette dernière est-elle plus « gratuite » ? Y a-t-il une
intention de nuire? Dans ce cas aussi, il faut un procès d’intention pour
répondre à la question[1].
Deuxièmement, l’industrie automobile, elle, aurait un intérêt à
réduire les accidents et travaillerait d’ailleurs toujours dans ce sens, pour
améliorer son image de marque. Par analogie, le caricaturiste pourrait
donc, lui aussi, chercher à réduire les dégâts en aiguisant autrement son
crayon. Et ici, c’est si simple : on ne caricature plus le prophète ni
rien de choquant, les risques disparaissent. Mais, en vérité, c’est aussi
simple dans l’automobile : on retire le moteur de la voiture : plus
de vitesse, donc plus de danger. Dans un cas, on se spécialise dans les dessins
pour enfants et de l’autre dans les voitures miniatures.
Si cette construction semble cavalière c’est probablement parce que
nous n’avons pas encore examiné la troisième différence, celle de l’utilité.
Nous admettrons volontiers l’utilité de l’automobile, et nous ne doutons pas
non plus que l’automobile est plus utile que les voitures pour enfants. Reste à
étudier l’utilité de la caricature, et son avantage par rapport au dessin pour
enfants. Nous estimons que la provocation inhérente à la caricature est une
nécessité absolue pour la vie sociale, tout comme le moteur pour la voiture.
La nécessaire
provocation
Nous allons tenter d’expliquer pourquoi. En examinant objectivement
nos vies, nous admettrons qu’une partie non négligeable de ce qui nous
construit a été bâti sur des provocations issues de notre entourage. Il ne
s’agit pas de faire l’apologie du dolorisme ou du sado-masochisme mais bien de
constater que telle ou telle remarque provocatrice formulée par un éducateur,
un parent, un ami… nous a permis d’avancer. Les critiques négatives, et même
méchantes, quand elles sont assimilées, permettent de progresser. Si les
critiques sont toujours négatives, au point de ruiner l’estime de soi, les
conséquences peuvent être funestes. Mais un monde aseptisé et sans opposition,
sans dialectique, ne permet pas le dépassement de soi.
Prenons un père qui voit son fils courir vers un radiateur brûlant.
Peut-il élever la voix et heurter la sensibilité de son fils ? Une
autorité a-t-elle le droit de contraindre les habitants à rester chez eux si des
criminels sont dans la rue? Pouvez-vous pousser violemment votre voisin si vous
voyez qu’une voiture fonce vers lui alors qu’il est sur la route ?
Il y a, dans l’évolution personnelle et dans l’éducation, un usage
régulier, mesuré et justifié de la provocation. Et l’on remarquera d’ailleurs
que cette provocation s’exerce dans tous les sens : l’élève peut très bien
l’utiliser pour faire évoluer son professeur.
Or, la caricature ne se résume pas à de l’humour, elle est habitée
par une volonté politique et/ou pédagogique. C’est très clair avec Charlie
Hebdo : il s’agit d’un magazine laïc et athée. Les caricatures vont donc
véhiculer ces idées, c’est là que se situe la véritable liberté d’expression,
beaucoup plus que sur la forme utilisée.
Une vérité semble être passée sous silence : les caricatures
litigieuses mettent le doigt sur un élément essentiel, elles dénoncent
l’existence d’un dogme religieux. Un dogme religieux qui doit être doublement
inconcevable pour un dessinateur laïc : une interdiction d’ordre religieux,
c’est-à-dire infondée pour un laïc, et qui porte sur la représentation
picturale, c’est-à-dire incongrue pour un artiste. Il est normal que le
caricaturiste veuille exprimer sa « vérité ». Il est probable aussi
que s’il le fait, c’est parce qu’il a lui-même, comme nous venons de l’évoquer,
été heurté précédemment par ce dogme. Dira-t-on que certains éléments d’un
dogme sont intrinsèquement provoquants ? Que dans un société moderne,
l’interdiction de représenter quelqu’un ou quelque chose est, pour des
dessinateurs, un manque de respect ?
La réponse devant cet interdit est, pour Charlie Hebdo, de
reconnaître pleinement cet élément fondateur de la pensée islamique,
d’accepter, en somme, de se laisser toucher par la culture de l’autre. Et d’y
répondre. Notons au passage que la réponse est une caricature, pas un dessin,
en un sens il ne s’agit pas véritablement d’une représentation. Ne pourrait-on
pas trouver des pistes d’apaisement en insistant sur ce point ? Ou bien,
au contraire, notre société préfère-t-elle ne surtout pas regarder la
différence en face[2] ?
Comme si on niait totalement les différences parfois constitutives des communautés,
voire des individus.
Qui provoque
qui ?
Qui provoque qui dans cette affaire ? Qui se sent provoqué? Et qui
admet l'être ?
Il ne fait pas de doute que les islamistes sont directement visés
par les caricatures. Des musulmans se sentent agressés (mais le sont-ils
tous ? N’y aurait-il pas des musulmans qui ne s’en soucient pas, tout
comme certains musulmans boivent de l’acool? – Qui d’ailleurs peut définir
ce qu’est, on n’est pas, un vrai musulman ?) : certains par l'aspect
caricatural, d'autres par le fait d'avoir vu Mahomet dessiné. Des non-musulmans
peuvent également être choqués par exemple parce qu'ils estiment que des
violences évitables vont survenir et que le jeu n’en vaut pas la chandelle
(c’était notre point de départ). Toutes ces personnes admettront être choquées.
Mais n'y a-t-il pas encore une autre catégorie de gens
potentiellement heurtés ? Ceux qui prônent un
consensualisme politiquement correct et à qui la caricature rappelle
brusquement qu'une communauté fonctionne avec des interdits non
consensuels et qu’elle n’est certainement pas la seule. Qu'est-ce qui est
le plus choquant pour ceux-là ? Dessiner Mahomet
avec irrévérence ou l'interdiction de le représenter?
Liberté de
non-expression
A notre sens, le fond du problème se trouve là et cet aspect est
largement occulté. Il y a pourtant là un débat intéressant et original car il
permettrait de poser la question de la liberté d'expression autrement, en
s’appuyant sur un double paradoxe. Les musulmans pourraient en effet invoquer
une liberté de non-expression pour
justifier leur interdiction de représenter Mahomet. On aurait ainsi d'une part
ceux qui sont iconoclastes parce qu'ils représentent le sacré (et non pas,
comme autrefois, parce qu'ils détruisent les représentations sacrées) et
d'autre part ceux qui utilisent la liberté d'expression contre elle-même.
Dans une moindre mesure ce deuxième paradoxe est déjà utilisé par M.
Geluk, lorsqu'il affirme[3] que,
c'est sa liberté d'expression de choisir de limiter les sujets exprimés, pour
ne pas choquer les sensibilités. Autrement dit, pour reprendre notre
comparaison initiale, il préfère vendre des voitures miniatures, ce qui est un
choix respectable. Mais il est bien clair que l’on ne demandera pas à un tel
vendeur un avis d’expert sur les automobiles pour adultes.
En supprimant la provocation, nous sommes ici entrés dans un monde
constitué de cultures qui coexistent sans se rencontrer, sans surtout jamais se
rencontrer sinon autour d’une déferlante de pathos : des matchs de foot,
des catastrophes, des attentats... Comme autant de petites voitures sur un
tapis de jeu dans une école primaire. Parfois au bout des mains, les
miniatures se percutent mais sans conséquences graves. Parfois le plus
petit enfant dit "caca" et tout le monde rit de bon cœur, c’est un
humour bon enfant. Parfois le plus grand veut prendre la voiture du plus petit
alors l'institutrice intervient. Mais cet univers-là n'est possible que si
l'institutrice est reconnue comme telle et que ses décisions sont respectées...
Et elle devra s’imposer sans jamais heurter la sensibilité ni des enfants, ni
de leurs parents, ni de personne… et surtout en étant un enfant parmi les
autres.
[1] On peut toutefois se
faire une idée des intentions du caricaturiste Luz dans cet édifiant reportage:
https://www.youtube.com/watch?v=ebL1oCy6tgY
[2] Sur ce point, il est très intéressant d’observer la construction de
l’expression « Je suis Charlie », mais cela nécessite un
développement qui n’est pas directement l’objet de cet article.
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