lundi 11 avril 2016

La vérité sur Molenbeek



Nous avons acheté « La vérité sur Molenbeek »[1] dans l’espoir d’y trouver une analyse critique de la politique multi-culturelle menée à Molenbeek. Bourgmestre de cette commune durant 20 ans, M. Philippe Moureaux, professeur d’université émérite, nous semblait un auteur tout désigné pour donner un avis éclairé et informé. Son livre, malheureusement, ne répond pas à nos attentes. Toutefois, nous avons décidé d’en établir une synthèse et d’en tirer quelques réflexions autour de la séparation entre l’Eglise et l’Etat qui semble être le thème philosophique central, mais à géométrie variable, de la politique de M. Moureaux.

Les premiers chapitres de l’ouvrage sont consacrés à quelques repères historiques sur Molenbeek. Ce n’est pas sans intérêt mais cela semble hors propos. M. Moureaux répond ensuite à ceux qui le taxent de laxisme. Il entend démontrer par quelques exemples qu’il n’a pas été laxiste et qu’il s’est même inquiété très rapidement de la montée du radicalisme religieux dans sa commune, notamment en créant une cellule « radicalisation » au sein de la police. Toute cette partie constitue un véritable plaidoyer pour et par l’auteur. On aurait pu espérer un peu plus de hauteur mais tout peut se résumer à : ce n’est pas moi, c’est l’autre (voir entre autres les pp 131-133).
Vient un chapitre où M. Moureaux explique le contexte international qui a engendré, selon lui, l’attrait des jeunes pour l’Etat Islamique. En neuf pages sans aucune référence[2], l’auteur compile des suppositions plus ou moins cohérentes, en dehors de toute critique historique. Deux idées maîtresses émergent. D’une part, l’Occident a joué avec le feu en appliquant l’adage : « les ennemis de mes ennemis sont mes amis ». En l’occurrence, ceux qui combattaient le régime syrien ne pouvaient être que les amis des Occidentaux. Or l’Occident a ainsi créé un monstre, l’EI.  D’autre part, le rejet des exactions commises par le régime syrien était poussé à l’extrême par l’Occident et ceux qui partaient le combattre étaient, toujours selon M. Moureaux, presque des héros : « On évoque une Légion étrangère qui va aider une peuple en révolte. Certains vont jusqu’à comparer la constitution de cette armée anti-Assad aux brigades internationales qui s’étaient constituées pour défendre la République espagnole. » (pp 98-99).

Recrutement des volontaires : 7 facteurs

Philippe Moureaux évoque alors sept facteurs qui favorisent le recrutement de volontaires pour la Syrie. D’abord l’argent qui leur est promis, à eux et à leur famille. Ensuite, internet qui facilite les contacts et les ordres. Troisièmement, l’attrait de la violence pour les jeunes. Ici, et c’est assez rare pour être mentionné, l’auteur reconnaît ne pas avoir pu maîtriser cet aspect, qu’il associe (sans véritable justification) au trafic de drogues « Je n’avais jamais réussi à éradiquer complètement cette violence liée à la drogue. » (p.107) Cet aveu est immédiatement pondéré : « Tous les témoignages confirment que rien ne s’est amélioré depuis trois ans, bien au contraire » (p.107). Quatrièmement : le radicalisme religieux. « …je dirai qu’il (le religieux) joue un rôle non négligeable dans la radicalisation, mais qu’il s’est nourri de notre aveuglement et d’un terreau social qui alimente rancœur, désillusion et haine à l’égard d’une société qui traite les personnes issues de l’immigration comme on traitait les « classes dangereuses » au dix-neuvième siècle et les Juifs avant la Deuxième Guerre mondiale ».(p.109). Cinquièmement : le problème identitaire « Les jeunes paumés se retrouvent dans une sorte de vide avec un rejet du mode de vie de leurs parents et de la culture européenne » (p110). Certains jeunes parviennent à s’intégrer dans la société européenne en « brisant le plafond de verre ». M. Moureaux le mentionne mais ne précise malheureusement pas : comment ces jeunes ont-ils pu se rapprocher de la société européenne ? Voilà ce que nous cherchions et ce que l’auteur, malgré ses 20 ans de pratique, ne prendra jamais la peine de nous expliquer. Au contraire : il évoque une expérience qui avait été menée à son initiative pour tenter de rendre à des jeunes délinquants une meilleure image d’eux-mêmes via un traitement de choc, en l’occurrence reconstruire un dispensaire en Afrique. « Les résultats ont été contrastés. Je ne m’y attarde pas. » (p.112). La « solution » au problème identitaire, selon M. Moureaux, sera exposée plus tard : « … il faut faire la chasse à l’humiliation. J’ai toujours essayé d’agir dans ce sens, parfois maladroitement, en pratiquant une forme de paternalisme qui peut, à la limite, être considéré comme l’expression d’un sentiment de supériorité… » (p.147). Notre question : n’y a-t-il pas une contradiction interne dans l’usage du paternalisme pour sortir de l’humiliation ?
Sixième facteur expliquant l’embrigadement : la prison. Et enfin, des lieux propices au recrutement : aussi bien des salles de sports que des lieux de bienfaisance.  Ce qui permet à M. Moureaux de se disculper, à nouveau, de toute forme de responsabilité spécifique : « Je peux tirer la conclusion que tous les quartiers à forte densité de musulmans arabes comportent avec plus ou moins d’intensité les facteurs propices au djihadisme. Le Molenbeek historique, avec ses cinquante-mille habitants n’échappe pas à ce constat. » (p.113).

Le noyau terroriste

Dans le chapitre « Le noyau terroriste », l’auteur essaye tout de même d’expliquer pourquoi Molenbeek est plus souvent mentionné que d’autres localités dans les attentats. Explications avancées : le taux de peuplement (p.115), l’ordre d’identification des kamikazes (pp117-118) puisque la presse se rue sur le premier nom trouvé. Si un autre nom de djihadiste avait été cité au début de l’enquête, Molenbeek n’aurait pas été tant montrée du doigt. Autre justification avancée par l’auteur: « On en arrive alors au constat que la pénétration du radicalisme religieux est beaucoup moins importante dans la communauté d’origine turque que dans la communauté arabo-musulmane » (p.115). M. Moureaux soutient trois « explications pertinentes » : il existe en Turquie une tradition de modération, la Turquie n’a pas connu l’humiliation que l’Irak, la Syrie…  ont vécue et, troisième rempart, « La fierté d’être rattaché à un pays qui cultive un nationalisme permanent est un élément fondamental »(p.116). Faire appel au nationalisme pour contrer le radicalisme est un concept plutôt surprenant sous la plume d’un socialiste.

M. Moureaux se penche ensuite sur la personnalité de M. Salah Abdeslam pour mentionner que son passage d’une vie de dépravé à celle de terroriste a été très rapide et de constater : « A travers la partie de sa vie délurée, Salah Abdeslam c’est un réseau d’amitiés important. Ce n’est pas étonnant, nous sommes dans un milieu où une forme de fraternité très forte se crée entre potes qui ont fait ensemble les quatre-cents coups » (p.119).  Ce qui expliquerait, selon l’auteur, comment M. Salah Abdeslam a pu être protégé. Chez M. Abdelhamid Abaadoud, M. Moureaux note : « Certes, il a été envahi de haine pour le régime de Damas à un moment clé de son existence. Il a capté cette unanimité contre Bachar al-Assad, mais ensuite, dans des conditions que je n’ai pu identifier, il a franchi le pas fatal vers le salafisme meurtrier. » (p.123). Il y a bien un noyau terroriste à Molenbeek pour M. Moureaux, mais « … pas isolé… en connexion avec d’autre fanatiques venus principalement des banlieues françaises et activé depuis la Syrie » (p.127).
 

La séparation église-état

Au fil de son livre, M. Moureaux revient à plusieurs reprises sur la question de la séparation entre l’Eglise et l’Etat qui est effectivement constitutive de la vie en société moderne. Il lui a souvent été reproché une trop grande proximité avec la religion musulmane. Dans cet ouvrage, M. Moureaux s’exprime clairement : « Les tenants de la laïcité se sont insurgés contre ces pratiques (nées de la confusion entre l’Etat et la religion dominante) et ont proclamé la séparation nécessaire entre l’Eglise et l’Etat. J’adhère pleinement à cette manière de voir les choses. » (p.64).  Mais d’autres passages nuancent largement la clarté affirmée: « L’ordre public ne relève d’après eux (des gens qui avaient reproché à M. Moureaux d’avoir fait appel aux représentants des mosquées pour garantir la paix dans les rues) que des forces de police et demander l’appui d’autres structures, notamment religieuses, n’est pas acceptable en démocratie. J’ai, bien entendu, un avis totalement différent. Lorsqu’il y a un danger en vue, j’estime qu’il faut mobiliser l’ensemble du corps social. » (p.47). Par contre il voit bien une rupture de la séparation Eglise – Etat lorsque c’est la nouvelle majorité qui prend une initiative : « … lors de la fête de la musique qui se déroulait en plein ramadan, la commune a introduit à la fin de son programme musical, un appel à la prière sur la place publique… » (p.132).
La perception de cette séparation peut devenir très subtile et semble alors échapper à M. Moureaux. Notamment avec la question de la « déradicalisation », M. Moureaux mélange ici allègrement Etat et Eglise: « Elle (la déradicalisation) ne peut réussir qu’avec le concours de musulmans attachés sincèrement à leur religion et qui véhiculent la lecture pacifique de l’Islam, à mon sens la vraie lecture de l’Islam » (p.141). Cette citation montre que l’Etat, pour M. Moureaux est habilité à déterminer ce qu’est une VRAIE lecture d’une Religion, c’est-à-dire d’agir sur le cœur même de la Religion. Autrement dit, la sacro-sainte séparation évoquée n’engage pas tout le monde. La démarche est semblable quelques pages plus loin : « Il faut encourager le recrutement d’imans parlant le français et se détacher dans la mesure du possible de l’influence des pays qui pratiquent un Islam littéraliste » (p.145). Le rôle de la religion musulmane est pourtant  un facteur peu mis en avant par M. Moureaux, comme il le rappelle par exemple quelques lignes plus loin : « Dans le parcours connu de la plupart des djihadistes, les mosquées n’ont pas joué un rôle significatif » (p.145). Notre question : si la sécurité publique n’est pas clairement mise en péril par les mosquées, alors pourquoi vouloir contrôler le contenu de la Religion ?



L’enseignement
Pour l’ancien bourgmestre, l’enseignement est également un lieu important pour tenter la déradicalisation : « … non pas dans de grands discours moralisateurs, mais à travers un enseignement qui ouvre réellement l’élève à cultiver un esprit critique » (pp. 145-146)

M. Moureaux donne quelques indications sur l’enseignement. Ses positions sont connues : « Le premier élément à mettre en œuvre est l’organisation systématique d’un mélange des enfants d’origines différentes » (p.150). Il regrette ne pas avoir été plus loin dans cette démarche. En effet, les parents d’enfants de milieux « privilégiés » se sont opposés au mélange. Une attitude que M. Moureaux taxe de raciste. Il adopte ensuite une position ambiguë face aux enfants réfugiés venus de Fedasil : «… il faut prévoir des moyens importants pour scolariser ces enfants en évitant qu’ils ne freinent les progrès nécessaires en matière de formation des enfants de nos quartiers » (p.152). Cela nous laisse une impression étrange : les pauvres ne gênent pas les progrès des riches (ou bien ce n’est pas grave) mais les réfugiés gênent les progrès des pauvres.

L’auteur n’est pas satisfait de l’organisation de l’enseignement actuel mais il ne sait pas comment le réformer. Par contre il livre son idée sur les matières à enseigner.
En histoire : « … haut Moyen-âge, période de transition entre l’Antiquité classique et la Renaissance. On se trouve en effet devant une époque où la culture et la recherche scientifique se développent, particulièrement au Moyent-Orient, sous le règne de grands califes installés, d’abord à Damas et ensuite à Bagdad. Une partie importante de l’héritage gréco-romain dont nous nous revendiquons nous a été transmis à travers ces penseurs musulmans » (P.153).  Pour Philippe Moureaux, cette période est également marquée par une grande tolérance, car les dirigeants musulmans s’entouraient de savants juifs, chrétiens et zoroastres. Enseigner cette histoire permettrait de disqualifier Daesh, toujours selon M. Moureaux, Autre période qui devrait être enseignée : la civilisation andalouse et plus spécialement Ibn Khaldoun. A la fin de la Reconquista, les Juifs fuient l’Espagne catholique et trouvent refuge au Maghreb.
Au niveau de la géographie : l’importance de la maîtrise de l’eau au Moyen-Orient pour donner une explication économique des conflits récents. Il veut également tourner le dos à un européocentrisme désuet.
Et pour tout cela : « Il faut peut-être – j’ose à peine le dire – augmenter les plages de présence à l’école et ne pas hésiter à apporter à la fois un appui didactique aux plus faibles et une forme de tremplin pour les plus doués. » (pp. 154 – 155).

En tant que professeur de critique historique, M. Moureaux aurait pu ici relever les énormes difficultés intellectuelles qui se cachent derrière l’idée d’enseigner ces périodes. D’une part parce que ces périodes sont régulièrement réexaminées et que diverses interprétations en existent. Par exemple, à propos des califes de Damas,  ne peut-on envisager une confusion entre  l’utilisation des ressources intellectuelles et la tolérance ? Peut-on dire que l’Occident est tolérant vis-à-vis de l’Islam parce qu’il protège les puits de pétrole ? D’autre part, l’histoire est un outil dont le pouvoir se sert régulièrement pour mieux s’asseoir.  Or ce qui est enseigné contribue à la construction d’une identité nationale. Le Moyen-âge de Damas ou de Bagdad est-il constitutif de cette identité ? Le sentiment national en sortira-t-il grandi ou affaibli, par exemple parce que d’autres communautés ne comprendront pas pourquoi on n’évoque pas d’autres faits historiques? M. Moureaux, en historien, aurait pu s’interroger sur ces impacts, d’autant qu’il a lui-même mentionné l’efficacité du « nationalisme » contre la radicalisation.
Le titre de l’ouvrage est donc trompeur, « Ma vérité sur Molenbeek » aurait le mérite d’être plus… critique.



[1] Moureaux Philippe « La vérité sur Molenbeek », Editions La Boîte à Pandore, Paris, 2015.
[2] à l’exception d’un article du Monde Diplomatique, sans titre ni auteur.  Plus généralement, au niveau de la forme de l’ouvrage, ce qui étonne rapidement, c’est l’absence de documents de référence, le texte n’est étayé par aucune citation. Les rares mentions bibliographiques sont lacunaires. Cela rend l’exploitation du document peu aisée. De plus, peu des noms d’acteurs pourtant essentiels (les ministres par exemple) sont mentionnés. Les (futurs) historiens n’y reconnaîtront probablement pas l’œuvre de l’un des leurs.

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