mardi 10 mai 2016

La tablette va remplacer l’instituteur : voici comment


La tablette va remplacer l’instituteur : voici comment

Un peu partout en Wallonie des écoles ont été équipées de tablettes numériques. Si cette initiative a pour ambition de favoriser le passage au monde numérique dès le plus jeune âge et d’apporter les facilités de l’informatique aux enseignants, elle porte aussi en son sein les inconvénients traditionnels de l’informatique. Et les pertes d’emploi sont à craindre… Inéluctable ?

Nous avons eu l’occasion récemment d’assister à la présentation par des instituteurs de 5ème  et 6ème  primaires de leur mise en œuvre du projet des classes numériques[1] de la Région Wallonne. Dans cette classe, dorénavant les devoirs se feront sur ordinateur. Le journal de classe papier disparaitra au profit d’une version numérique et les exercices en classe feront très régulièrement appel à la tablette. Ailleurs il peut également être question de l'utilisation d'un tableau numérique interactif.

De multiples avantages

Les enseignants ont expliqué leurs motivations: l’ordinateur apporte une multitude de facilités à l’enfant et au professeur. La principale consiste dans le fait que l’enfant pourrait enfin bénéficier réellement de la différenciation. Jusque là, explique l’instituteur, il était presque impossible à l’enseignant de déterminer objectivement les faiblesses de chaque enfant. Avec ce système informatique qui établit automatiquement des statistiques, les difficultés, celles de l’enfant et celles de la classe, apparaîtront rapidement et pourront donc être traitées plus vite. Le stockage et l’accès rapide aux devoirs, aux questionnaires vierges, aux documents de référence sont également présentés comme des gains appréciables. Autre idée évoquée : puisque de toutes façons les enfants aiment les tablettes, autant utiliser cet enthousiasme en captant le caractère ludique de l’outil pour mettre les élèves au travail. Ou bien encore : l’évolution étant inévitable, autant s’y résoudre et, puisque l’école est intégrée dans la société, tirons-en les bons côtés !
L’instituteur  « rassure » ensuite : le papier est toujours disponible et l’enfant peut rester dans le monde d’avant mais il ne pourra pas être traité avec la même précision et sera donc défavorisé (le terme n’est pas utilisé mais c’est bien le message qui est délivré) : conséquence logique du fait qu’il n’est pas différencié avec autant de précision que les autres.
L’évolution est aussi invoquée. Il vaut mieux se glisser dans le mouvement, plutôt que de s’accrocher à de vieilles idées. Il s’agit d’ailleurs d’une classe-pilote, le mot « cobayes » a été timidement utilisé pour désigner les élèves. « Et vous pouvez en être fiers ! » a répété le responsable informatique venu du service régional qui a financé l’opération (dans le cadre de la réduction de la fracture numérique, conformément au Plan Marshall). Notons au passage que, s’il y avait bien un représentant du volet technique de cette opération, par contre aucun responsable pédagogique n’avait fait le déplacement.


Une évidence, vraiment ?

Nous ne souhaitons pas remettre en cause la compétence de ces enseignants et nous saluons même l’effort considérable qu’ils doivent probablement réaliser pour mener à bien cette révolution. Mais nous nous inquiétons car ce qu’ils entreprennent ne relève pas, à nos yeux, d’une question d’enseignement mais bien d’une orientation proprement politique.


Admettons que le système finisse techniquement par fonctionner, il repose sur des hypothèses qui sont mal mesurées (parce que très peu mesurables). Ainsi comment connaitre le temps qui sera réellement dédié aux écrans ? Quel sera l’impact physiologique sur les yeux et les neurones. Quels seront, à long terme, les effets de l’usage du doigt sur un écran plutôt que d’un crayon sur une feuille. Or ces incertitudes balayées du revers de la main, ou plutôt du clavier : la directrice prétend que le passage à la tablette ne constitue qu’un changement d’outil.

Si l’on veut se référer au concept d’évolution, il faut revenir sur une interrogation classique des philosophes: le moteur de l’évolution de l’homme est-il la technique ou le langage ou bien encore un mélange des deux[2] ? L’homme a-t-il progressé grâce à la technologie ou grâce aux relations interpersonnelles générées par le langage ? Bien sûr, il est possible de penser que la vérité se situe quelque part entre les deux suppositions.  Or, force est de constater que certaines technologies récentes ne favorisent pas l’augmentation de la qualité du langage. Ne parlons même pas des langages SMS ou Tweeter, mais évoquons plus « simplement » la qualité des communications dans les call-centers. Nous avons déjà tous eu l’occasion de tenter d’entrer en contact avec le service clientèle d’un fournisseur en utilisant le pavé numérique du téléphone: 1 pour les problèmes techniques, 2 pour le service clientèle, etc.[3] Chacun peut se faire une idée de la qualité des relations ainsi générées. Et des technologies émergentes, comme les lunettes virtuelles, permettent de penser que les visages réels des utilisateurs ne seront même plus directement accessibles. Enfin, poser la question de la pertinence de l’évolution, ce n’est pas, contrairement à ce que le discours dominant prétend, forcément tenir un propos réactionnaire ou se mettre en retrait du monde[4].


La question du langage, pourtant essentielle à l’école, n’a pas du tout été évoquéz lors de cette réunion. Or elle est consubstantielle à celle de la technique, ne fut-ce que parce que les mots « widgets » , « apps », « plate-forme »… se sont invités à cette soirée. Ces nouveaux mots apportent-ils quelque chose au lien social ? Poser la question, ce n’est pas y répondre. Car augmenter le nombre de mots partagés, c’est permettre de renforcer les échanges. Mais à condition que ces mots puissent s’ancrer dans la société, sinon ils constituent un idiome qui, au contraire, élargit les fossés.

La technologie présente une autre caractéristique totalement ignorée lors de la présentation : elle est inscrite dans une spirale dont la fin la plus prévisible est sa disparition. Il n’existe plus de machine à écrire, plus de semadigit, plus de cassette audio ou vidéo… Les technologies se succèdent, et ne se complètent pas forcément. Parfois, connaître une ancienne technique peut être utile pour saisir la nouvelle, mais pas toujours. Plus personne ne serait intéressé aujourd’hui par l’apprentissage de l’installation d’un lecteur de cassettes vidéo (avec l’encodage des stations) ou le réglage des antennes radio. Et bien malin est celui qui pourrait dire aujourd’hui ce que seront devenues les tablettes demain. Sachant cela, le crayon et le papier ne peuvent-ils pas être considérés comme des outils désuets mais avantageux…

Plus de tablettes, moins d’enseignants ?

Il y a encore une autre conséquence qui, elle, est inéluctable. Le projet a été présenté sur base d’une étude canadienne  mais sans mentionner un « détail » : dans ce pays, l’éloignement géographique des écoles et leur très faible fréquentation posent des problèmes… financiers. Et l’informatique permet de réduire le nombre d’instituteurs en offrant des cours communs à des élèves géographiquement éloignés. Le mouvement qui débute en Wallonie ne serait-il pas semblable ? Lorsque les instituteurs signeront les documents attestant que les tablettes leur font gagner du temps, et ils devront estimer ce gain en pourcentages, pour « objectiver » leur analyse, ne signeront-ils pas, simultanément, leur accord tacite pour de futures réductions de personnel et/ou des augmentations du nombre d’enfants dans les classes[5] ? La technologie fonctionne systématiquement comme cela…  Là où l’informatique s'installe (banques, supermarchés, poste…), le nombre d’emploi diminue. Que les machines remplacent des emplois humainement peu valorisants, cela peut se concevoir. Mais des instituteurs…
Le jeu en vaut-il la tablette ?


[1] http://www.ecolenumerique.be/qa/contexte/
[2] Les ouvrages de Jacques Ellul, en particulier “Le Système technicien”, au Cherche-Midi, 2004-2012 (texte originel de 1977) permettent d’explorer les errances de l’informatique.

[3] A ce sujet voir “L’homme simplifié: le syndrome de la touche étoile”, par Jean-Michel Besnier, Fayard, 2012. Ce philosophe, professeur à la Sorbonne, soutient la thèse que toute cette technologie est développée par une humanité fatiguée d’elle-même et incapable de soutenir par elle-même de nouveaux grands projets.
[4] On lira avec intérêt l’article “Les enfants de la Silicon Valley pionniers malgré eux” du Courrier International, reprenant un article du New York Times du 31/12/2014 (http://www.courrierinternational.com/article/2015/01/01/les-enfants-de-la-silicon-valley-pionniers-malgre-eux ) Le journaliste explique que des leaders du monde numérique s’interrogent sur la pertinence de laisser leurs propres enfants en contact  prolongé avec des machines.
[5] Le projet actuel du “Pacte d’Excellence” qui prévoit que les enfants resteraient plus longtemps à l’école pourrait développer un effet similaire sur l’emploi des petites structures scolaires. En effet, les activités sportives ou culturelles ne pourraient être envisagées de manière professionnelles que dans des infrastructures adaptées, ce qui sera rarement le cas dans les écoles de village…

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