La tablette
va remplacer l’instituteur : voici comment
Un peu
partout en Wallonie des écoles ont été équipées de tablettes numériques. Si
cette initiative a pour ambition de favoriser le passage au monde numérique dès
le plus jeune âge et d’apporter les facilités de l’informatique aux
enseignants, elle porte aussi en son sein les inconvénients traditionnels de
l’informatique. Et les pertes d’emploi sont à craindre… Inéluctable ?
Nous avons eu l’occasion récemment d’assister
à la présentation par des instituteurs de 5ème et 6ème primaires de leur mise en œuvre du projet des classes numériques[1]
de la Région Wallonne. Dans cette
classe, dorénavant les devoirs se feront sur ordinateur. Le journal
de classe papier disparaitra au profit d’une version numérique et les
exercices en classe feront très régulièrement appel à la tablette. Ailleurs il peut également être question de l'utilisation d'un tableau numérique interactif.
De
multiples avantages
Les enseignants ont expliqué leurs motivations:
l’ordinateur apporte une multitude de facilités à l’enfant et au professeur. La
principale consiste dans le fait que l’enfant pourrait enfin bénéficier réellement
de la différenciation. Jusque là,
explique l’instituteur, il était presque impossible à l’enseignant de
déterminer objectivement les faiblesses de chaque enfant. Avec ce système
informatique qui établit automatiquement des statistiques, les difficultés, celles
de l’enfant et celles de la classe, apparaîtront rapidement et pourront donc
être traitées plus vite. Le stockage et l’accès rapide aux devoirs, aux
questionnaires vierges, aux documents de référence sont également présentés
comme des gains appréciables. Autre idée évoquée : puisque de toutes
façons les enfants aiment les tablettes, autant utiliser cet enthousiasme en
captant le caractère ludique de l’outil pour mettre les élèves au travail. Ou
bien encore : l’évolution étant inévitable, autant s’y résoudre et,
puisque l’école est intégrée dans la société, tirons-en les bons côtés !
L’instituteur
« rassure » ensuite : le papier est toujours disponible
et l’enfant peut rester dans le monde d’avant mais il ne pourra pas être traité
avec la même précision et sera donc défavorisé (le terme n’est pas utilisé mais
c’est bien le message qui est délivré) : conséquence logique du fait qu’il
n’est pas différencié avec autant de
précision que les autres.
L’évolution est aussi invoquée. Il vaut mieux
se glisser dans le mouvement, plutôt que de s’accrocher à de vieilles idées. Il
s’agit d’ailleurs d’une classe-pilote, le mot « cobayes » a été timidement utilisé pour désigner les
élèves. « Et vous pouvez en être
fiers ! » a répété le responsable informatique venu du service
régional qui a financé l’opération (dans le cadre de la réduction de la
fracture numérique, conformément au Plan Marshall). Notons au passage que, s’il
y avait bien un représentant du volet technique de cette opération, par contre
aucun responsable pédagogique n’avait fait le déplacement.
Une évidence, vraiment ?
Nous ne souhaitons pas remettre en cause la
compétence de ces enseignants et nous saluons même l’effort considérable qu’ils
doivent probablement réaliser pour mener à bien cette révolution. Mais nous
nous inquiétons car ce qu’ils entreprennent ne relève pas, à nos yeux, d’une
question d’enseignement mais bien d’une orientation proprement politique.
Admettons que le système finisse techniquement
par fonctionner, il repose sur des hypothèses qui sont mal mesurées (parce que
très peu mesurables). Ainsi comment connaitre le temps qui sera réellement
dédié aux écrans ? Quel sera l’impact physiologique sur les yeux et les neurones. Quels seront, à long terme, les effets de l’usage du doigt
sur un écran plutôt que d’un crayon sur une feuille. Or ces incertitudes balayées du
revers de la main, ou plutôt du clavier : la directrice prétend que le
passage à la tablette ne constitue qu’un changement d’outil.
Si l’on veut se référer au concept d’évolution,
il faut revenir sur une interrogation classique des philosophes: le moteur de
l’évolution de l’homme est-il la technique ou le langage ou bien encore un
mélange des deux[2] ?
L’homme a-t-il progressé grâce à la technologie ou grâce aux relations
interpersonnelles générées par le langage ? Bien sûr, il est possible de
penser que la vérité se situe quelque part entre les deux suppositions. Or, force est de constater que certaines
technologies récentes ne favorisent pas l’augmentation de la qualité du
langage. Ne parlons même pas des langages SMS ou Tweeter, mais évoquons plus
« simplement » la qualité des communications dans les call-centers. Nous
avons déjà tous eu l’occasion de tenter d’entrer en contact avec le service
clientèle d’un fournisseur en utilisant le pavé numérique du téléphone: 1 pour
les problèmes techniques, 2 pour le service clientèle, etc.[3]
Chacun peut se faire une idée de la qualité des relations ainsi générées. Et des technologies émergentes, comme les lunettes virtuelles, permettent de penser que
les visages réels des utilisateurs ne seront même plus directement accessibles. Enfin, poser la
question de la pertinence de l’évolution, ce n’est pas, contrairement à ce que
le discours dominant prétend, forcément tenir un propos réactionnaire ou se
mettre en retrait du monde[4].
La question du langage, pourtant essentielle à
l’école, n’a pas du tout été évoquéz lors de cette
réunion. Or elle est consubstantielle à celle de la technique, ne fut-ce que
parce que les mots « widgets »
, « apps », « plate-forme »… se sont invités à
cette soirée. Ces nouveaux mots apportent-ils quelque chose au lien
social ? Poser la question, ce n’est pas y répondre. Car augmenter le
nombre de mots partagés, c’est permettre de renforcer les échanges. Mais à
condition que ces mots puissent s’ancrer dans la société, sinon ils constituent
un idiome qui, au contraire, élargit les fossés.
La technologie présente une autre
caractéristique totalement ignorée lors de la présentation : elle est
inscrite dans une spirale dont la fin la plus prévisible est sa disparition. Il
n’existe plus de machine à écrire, plus de semadigit, plus de cassette audio ou
vidéo… Les technologies se succèdent, et ne se complètent pas forcément.
Parfois, connaître une ancienne technique peut être utile pour saisir la
nouvelle, mais pas toujours. Plus personne ne serait intéressé aujourd’hui par
l’apprentissage de l’installation d’un lecteur de cassettes vidéo (avec
l’encodage des stations) ou le réglage des antennes radio. Et bien malin est
celui qui pourrait dire aujourd’hui ce que seront devenues les tablettes
demain. Sachant cela, le crayon et le papier ne peuvent-ils pas être considérés
comme des outils désuets mais avantageux…
Plus de
tablettes, moins d’enseignants ?
Il y a encore une autre conséquence qui, elle,
est inéluctable. Le projet a été présenté sur base d’une étude canadienne mais sans mentionner un
« détail » : dans ce pays, l’éloignement géographique des écoles
et leur très faible fréquentation posent des problèmes… financiers. Et
l’informatique permet de réduire le nombre d’instituteurs en offrant des cours
communs à des élèves géographiquement éloignés. Le mouvement qui débute en
Wallonie ne serait-il pas semblable ? Lorsque les instituteurs signeront
les documents attestant que les tablettes leur font gagner du temps, et ils
devront estimer ce gain en pourcentages, pour « objectiver » leur
analyse, ne signeront-ils pas, simultanément, leur accord tacite pour de futures
réductions de personnel et/ou des augmentations du nombre d’enfants dans les
classes[5] ?
La technologie fonctionne systématiquement comme cela… Là où l’informatique s'installe
(banques, supermarchés, poste…), le nombre d’emploi diminue. Que les machines
remplacent des emplois humainement peu valorisants, cela peut se concevoir. Mais
des instituteurs…
Le jeu en vaut-il la tablette ?
[1] http://www.ecolenumerique.be/qa/contexte/
[2] Les ouvrages de
Jacques Ellul, en particulier “Le Système
technicien”, au Cherche-Midi, 2004-2012 (texte originel de 1977) permettent
d’explorer les errances de l’informatique.
[3] A ce sujet voir “L’homme simplifié: le syndrome de la touche
étoile”, par Jean-Michel Besnier, Fayard, 2012. Ce philosophe, professeur à
la Sorbonne, soutient la thèse que toute cette technologie est développée par une
humanité fatiguée d’elle-même et incapable de soutenir par elle-même de
nouveaux grands projets.
[4] On lira avec intérêt
l’article “Les enfants de la Silicon
Valley pionniers malgré eux” du Courrier International, reprenant un
article du New York Times du 31/12/2014 (http://www.courrierinternational.com/article/2015/01/01/les-enfants-de-la-silicon-valley-pionniers-malgre-eux
) Le journaliste explique que des leaders du monde numérique s’interrogent sur
la pertinence de laisser leurs propres enfants en contact prolongé avec des machines.
[5] Le projet actuel du
“Pacte d’Excellence” qui prévoit que les enfants resteraient plus longtemps à
l’école pourrait développer un effet similaire sur l’emploi des petites
structures scolaires. En effet, les activités sportives ou culturelles ne
pourraient être envisagées de manière professionnelles que dans des
infrastructures adaptées, ce qui sera rarement le cas dans les écoles de
village…
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