L'anthropologue
Alain Bertho, professeur à Paris-8, vient de publier "Les enfants du chaos: Essai sur le temps des martyrs".
Il soutient que les causes profondes du terrorisme se situent dans le chaos
institutionnel et économique qui caractérise la mondialisation. Il trouve même
un sens aux massacres du 13 novembre 2015: "...un
piège tendu pour transformer le désarroi en injonction identitaire et
disciplinaire, la politique en marche militaire et instiller l'esprit de guerre
dans ce qui reste d'esprit de liberté" (p.47). L'auteur permet de
mettre des mots sur ces événements épouvantables qui laissent souvent sans
voix. Ce livre écrit dans un style clair et agréable relance la possibilité de réfléchir sur ces tragédies. M. Bertho émet un voeu: le
peuple doit se créer un nouveau récit pour vaincre l’attrait pour le djihadisme.
Mais l’auteur ne donne aucun indice pour y parvenir.
Grand analyste des soulèvements populaires à travers le monde,le professeur Alain Bertho établit des rapprochements entre la violence subie au quotidien par une partie de la population, les révoltes, la façon dont ces dernières sont gérées ou niées, et, enfin, les attentats. Sa thèse est claire: "Nous n'avons pas affaire à une radicalisation de l'islam, mais à une islamisation de la colère, du désarroi et du désespoir des enfants perdus d'une époque terrible qui trouvent dans le djihad un sens et des armes pour leur rage" (p.13). Devant l'absence d'utopie politique, et en particulier depuis l'effondrement du communisme, le djihadisme se transforme en une véritable alternative politique. "Face au chaos du monde et au chaos individuel qu'il peut engendrer, le djihad a une vraie proposition politique: la conversion de soi, la fin de l'histoire et le martyre comme libération. C'est une réponse inscrite dans l'absence d'avenir et d'espoir, meurtrière pour soi et pour les autres." (p.206)
Le peuple réel échappe aux explications traditionnelles: l'Etat ne
le gère plus et les intellectuels ne parviennent plus à le comprendre.
Les émeutes niées
L'originalité de l'auteur est de revenir sur les émeutes dans les
banlieues françaises pour regretter qu'elles aient été condamnées par tout
l'échiquier politique, créant une frustration extrême dans la jeunesse de
l’époque. "Qui se demande
aujourd'hui ce que sont devenus les jeunes incendiaires de 2005? ... Quels
sentiments peuvent-ils avoir à l'égard d'une république qui a méprisé jusqu'à
leur colère?" (p.31).
Poursuivant son analyse des révoltes, il note qu'il n'existe plus de
stratégie insurrectionnelle ni de revendications politiques parmi les émeutiers
(à l'échelle planétaire) à l'exception d'une seule demande: le départ du
pouvoir en place. Mais dès qu'il faut remplacer les dirigeants évincés, c'est
le vide. Les émeutiers et l'Etat ne vivent plus dans la même réalité: "Cette disjonction qui marque depuis
des années le phénomène émeutier n'est pas abolie par des "émeutes qui
gagnent". Les pouvoirs sont
ébranlés. Mais cette puissance subjective populaire ne porte pas une figure
d'alternative au pouvoir en place. La question de l'Etat reste extérieure à la
mobilisation et la mobilisation reste hors de l'Etat." (p.159)
Les grands rassemblements ne sont plus soutenus par une cause
commune, ce que l’auteur regrette. Seul sens profond de cette puissante vague
d'affrontements civils: "... une
rage inassouvie devant l'autisme des pouvoirs face aux situations réelles des
gens." (p.52). L'auteur constate un divorce total entre les Etats (peu
importe qu'ils soient dictatoriaux, démocratiques...) et leurs peuples. En
cause: le lien organique des Etats avec les circuits financiers et le mensonge
permanent des hommes politiques. Il ne faut pas se tromper ici, l'auteur n'est
pas un défenseur d'idées classées à l'extrême-droite, il est plutôt nostalgique
de la période communiste: "le
capitalisme mondial triomphe sur les ruines des utopies. L'effondrement du
communisme et la mondialisation financière ont mis à mort dans un même
mouvement l'espoir de liberté et l'espoir de justice." (p.154). Le
mensonge dont il est question ici concerne, notamment, l'usage des
"éléments de langage" de la "technicisation du discours".
Dans le chapitre 5, le professeur Bertho note la dégradation du langage "Ces mots ne sont plus des véhicules de
la pensée, mais les marqueurs d'énoncés compatibles entre eux."
(p.133). Autant de techniques qui remettent en cause la légitimité même de
l'Etat, surtout lorsque ce dernier confond ennemi intérieur et ennemi
extérieur, transformant la guerre militaire en guerre des polices.
Un seul "Nous" efficace: le djihadisme
Les peuples ne font donc plus confiance en leur Etat mais ils ne
parviennent pas non plus à se rassembler en un "Nous". Un
comportement que l’auteur retrouve dans les hommages qui ont suivi les
attentats. Par exemple après Charlie Hebdo: "'Je
suis Charlie' n'est pas d'emblée un 'nous', le nous ne préexiste pas au
désarroi." Autre regret: l'émotion partagée est rapidement devenue
obligatoire avec le rejet systématique de ceux et celles qui ne voulaient pas
respecter la minute de silence. Le bilan est amer: "Plus d'un an après, où sont les traces de l'élan citoyen qu'on
nous annonçait avec enthousiasme? Il reste le souvenir d'une rodomontade
nationale face à ce chaos qui vient." (p.47). L'appel à la laïcité
pour sauver la république semble falsifié pour l'auteur car la laïcité y est
transformée en justification de la répression, principalement centrée contre la
religion des plus faibles.
Pour M. Alain Bertho, face aux menaces de la mondialisation, trois
"Nous" se dessinent toutefois: le "Nous" du repli,
autrement dit celui des nationalistes, le "Nous" des
altermondialistes qui ne parvient pas à se structurer et enfin le
"Nous" des Djihadistes. "Mais
s'il est aujourd'hui un Nous à vocation non nationale qui incarne durablement
et avec force une stratégie contre la mondialisation et les pouvoirs qui la
dirigent, c'est hélas celui des djihadistes. Il porte par la terreur
l'affirmation d'une identité à vocation universelle au service d'un pouvoir
religieux, le califat, dont l'ambition ne l'est pas moins." (p.99).
Propos que l'auteur confirme: "Le
succès du djihad ne vient pas d'une autre planète, il ne s'explique pas
principalement par l'influence délétère de réseaux "étrangers": il
prend racine dans une expérience collective et propose une alternative à
l'échec, celle de la guerre et du martyre" (p.125).
Au fond, le djihadisme doit être compris comme une réponse à la
mondialisation et une conséquence de l'échec politique des grandes
manifestations et émeutes. L'auteur n'hésite pas à comparer: "... cette tentation n'est pas sans
rappeler les dérives terroristes qui ont suivi 1968 en France, en Allemage, en
Italie ou au Japon. A une nuance près, de taille: ... les Brigades rouges
pensaient ouvrir à leur façon le chemin de l'avenir, alors que les djihadistes
veulent y mettre un terme."(p.128).
Autre terreau favorable pour le djihadisme, la disparition
progressive des sources traditionnelles du savoir et leur remplacement par la
masse infinie des informations consultables sur internet. L'apparition de
théories du complot en tous genres qui discréditent les discours officiels ou
scientifiques et qui ouvrent la porte à des adhésions subites à des vérités
parallèles et opposées à la pensée dominante. L’impossibilité du créer du lien
social est criante ici aussi : sur internet, il n'y a plus besoin de
"Nous", les internautes sont des "Je" et le restent. Cette
absence de collectivité et d'une utopie qui la constituerait semble désespérer
l'auteur.
Eloge de la radicalité
On ne sera pas surpris dès lors que qu'Alain Bertho se livre même à
un éloge de la radicalité dans la construction sociale. "... à la différence de la "dissidence" et du
complotisme, la radicalité ne cherche pas la vérité ailleurs. Elle la fait
surgir de l'expérience partagée" (p.179). La construction de l’humanité
a été portée par des radicalités et par des héros qui les portaient: Nelson
Mandela... Ces comportements sont à encourager mais il faut se méfier. Les valeurs défendues par les ancêtres ne se
transmettent pas telles quelles: "...
elles sont retravaillées par chaque génération à l'aune de sa propre
expérience." (p.178). C'est ce travail indispensable qui manque à nos
sociétés actuelles.
Pour Bertho, le type d'organisation que les radicalités prendront
n'est pas essentiel, c'est bien le Nous qui est crucial: "... la radicalité contemporaine faillira devant le djihadisme si
elle n'est pas en mesure de porter une idée commune de l'humanité et de son
avenir. Si l'émergence des communs commence à nourrir bien des réflexions
philosophiques et économiques, elle n'a pas encore gagné la bataille de la
conscience des peuples. Et cette bataille, ce ne sont ni les philosophes ni les
économistes, les meilleurs soient-ils, qui sont en mesure de la mener. Ce sont
les peuples eux-mêmes dans la résistance au chaos contemporain."
(p.196).
M. Bertho lance un véritable plaidoyer: "Car, face au chaos institutionnel et économique et au terrorisme
du désespoir qu'il engendre, il est urgent de faire reculer la peur et
d'incarner des espérances. Il est urgent de donner confiance dans un nouveau
récit."
un nouveau récit, mais lequel?
Pour l'auteur, les populations fragilisées vivent déjà dans le chaos
mais ce dernier nous attend tous car la mondialisation est un fléau insatiable.
Le tableau est sombre, la société est en panne et incapable de se reconstruire
car les individus ne parviennent plus à se concevoir en «Nous ». Le
constat n’est pas neuf, c’est une nouvelle version du désenchantement du monde,
gratiné ici à la sauce anti-libérale.
En trouvant des raisons et des explications au djihadisme, l'auteur
donne un sens aux actes et, même si cela paraîtra pour certains une
justification immonde, il offre (enfin) la possibilité de penser à nouveau ces
tueries.
Que propose-t-il pour sortir de l’impasse ? Que les peuples se
construisent de nouveaux récits communs pour reprendre leur destin en mains. Or
son texte est une vaste déconstruction de plus, une nouvelle tabula rasa de ce
que l’Occident a pu produire. Bien sûr, on pourra reprocher ici à l’auteur de
profiter de la situation pour décrier le libéralisme. On pourra aussi lui
reprocher de ne proposer aucune alternative, ni aucune piste sérieuse. Dans ce
silence de l’intellectuel spécialiste du lien social, on peut aussi voir une
page blanche sur laquelle le peuple est invité à écrire, librement… Mais,
monsieur Bertho, comment faire pour que tous les citoyens écrivent sur la même
feuille ?
Mépris ultime ?
Le constat selon lequel la seule construction possible actuelle d’un
lien social solide est le djihadisme nous semble peu rigoureusement établi dans
l’ouvrage. Pourquoi l’auteur n’aborde-t-il pas des regroupements de masse
autour des bloggeurs, par exemple, ou même la chasse aux Pokemons ?
Enfin, n’existe-t-il pas comme un paradoxe ultime dans la thèse même
de l’ouvrage. L’auteur voit dans la violence djihadiste une conséquence du
total déni des autorités face, notamment, aux
émeutes dans les banlieues. Personne n’aurait jamais donné de crédit aux
revendications des jeunes révoltés, principalement issus de l’immigration. Et
cette révolte se serait peu à peu islamisée. Mais la thèse avancée par M.
Bertho n’ajoute-t-elle pas une couche au mépris à l’égard de cette
jeunesse ? En effet, le volet idéologique de la violence est réduit, par
l’auteur, à une décalcomanie insignifiante du libéralisme malfaisant. Ne
voit-on pas ici la négation ultime, par l’auteur, de la cause pour laquelle les
révoltés prétendent mourir ? En voulant disculper l’Islam, l’auteur ne
crée-t-il pas une frustration de plus ?
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