Vers la neutralité technologique ?
Les
Etats modernes sont construits, entre autres concepts, sur la nécessité de
tendre vers la neutralité. La neutralité
la plus connue est sans aucun doute la séparation nette entre l’Etat et les
Religions. Pour le personnel des Services Publics, il existe également un
impératif de neutralité politique. Il est aussi parfois fait appel à une forme
de neutralité culturelle, comme le montrent par exemple certaines épreuves de
recrutement. Similairement, nous allons
ici proposer le concept de neutralité
technologique. Nous verrons d’abord
comment cette neutralité technologique
prend son sens au départ, d’une part, des critiques adressées aux technologies
modernes et, d’autre part, des questions béantes qu’ouvre la technologie et que
certains s’empressent de refermer, créant ainsi des factions opposées. Critiques
et questions justifient-elles un appel pressant à la neutralité technologique ?
Lors de la constitution des Etats modernes,
cette neutralité technologique n’avait pas beaucoup de sens. En effet, à cette
époque, les espoirs mis dans la technique sont colossaux et largement partagés.
La science sauvera l’humanité, telle est la promesse déjà formulée par
Descartes lorsqu’il affirme que l’homme se rendra maître et possesseur de la
Nature.
Quatre critiques pour deux technophobies
Si la question ne se pose pas à l’époque, il
en est tout autrement aujourd’hui. Nous pouvons noter au moins quatre critiques
majeures classiquement adressées aux technologies. D’une part, la critique
écologiste : les techniques modernes détériorent la nature et certaines
d’entre elles doivent être bannies. Pourtant, cette critique ne s’adresse pas fondamentalement
à la technique en tant que telle. En effet, la solution au problème des
pollutions pourrait être trouvée par la technique et développée en son sein.
Il existe également une critique
« économique » apparue bien plus tôt. On pourrait la faire remonter
au 18ème siècle avec l’ouvrier irlandais semi-légendaire connu sous
le nom de « Ludd » qui
s’opposa à l’industrialisation de son métier et aurait ainsi détruit des
métiers à tisser. Les Luddites qui s’en réclament aujourd’hui évoquent les
effets dévastateurs de la technologie sur les emplois, voire la disparition de
certaines activités. La critique « économique » intègre également le
fait que l’accélération de la consommation a pour conséquence de voir les
technologies être dévorées de plus en plus rapidement par leur propre
évolution.
Une troisième critique est d’ordre
« socio-politique ». Les technologies nouvelles, et plus spécialement
l’informatique connectée s’insinue dans la sphère de la vie privée de manière
de plus en plus intrusive : lecture des emails, caméras de surveillance,
pages facebook…
Et comme en écho à la disparition de certains
emplois, on peut voir apparaître d’autres : des activités et/ou des emplois
« absurdes » où il n’est plus question que de répondre aux demandes
de maintenance de machines.
On notera également que le lien entre les
technologies actuelles et le libéralisme économique est historiquement très
intense : la question de la rentabilité est omniprésente dans l’apparition
de nouvelles machines.
La dernière critique est d’ordre
épistémologique. Avec le recul, nous savons dorénavant qu’il nous est
impossible de prévoir le développement d’une technologie, nous ne savons pas
quelles seront celles qui survivront et celles qui disparaîtront. Nous ne
savons pas non plus prévoir quelles seront les plus nocives.
Ces critiques font apparaître, au sein de la
population, des individus que l’on pourrait qualifier doublement de
« technophobes ». Certains, comme les luddites, sont carrément
hostiles aux avancées technologiques, d’autres, par exemple les personnes
âgées, ont peur de ne pas pouvoir les maîtriser. Et il existe également une
frange de la population qui reste coupée de la technologie, par ce que l’on
appelle parfois la fracture numérique, sans compter le fait que la population européenne est vieillissante.
Sectes technos
Les critiques adressées aux technologies ne
sont pas les seules sources de questionnement. En effet la philosophie observe
depuis déjà longtemps la technique, que l’on pense à Icare ou à Prométhée, et
elle a relevé de nombreuses questions irrésolues.
Commençons par une question anthropologique
restée pendante : l’humanité a-t-elle progressé grâce au langage (qui
impose deux sujets) ou aux outils (qui se basent sur un sujet et un objet) ? La
fascination actuelle pour les technologies déséquilibre sans doute la
perception de la nécessité du développement du langage. L’apparition de départements de "Technologie de l'Informatique et de l'a Communication" (TIC) est à ce titre emblématique. Mais il est pourtant certain que le
langage a toujours joué un rôle crucial chez les humains.
Une autre lame de fond charrie des questions
insondables et d’énormes enjeux commerciaux: le transhumanisme. Ce mouvement,
venu des USA, promet la fin de la mort par l’usage massif de technologies.
Derrière ces promesses faustiennes se cachent de redoutables concepts :
l’espèce humaine va-t-elle être dépassée ? La vie est-elle biologie ou
purement mécanique ? Le cerveau est-il l’âme ?
La fascination pour les technologies oblitère
le vieux débat qui oppose les partisans de la stabilité, comme constitutif
d’une vie équilibrée, et ceux qui miseront sur le changement. Les technophiles
se rallieront bien sûr à l’adage selon lequel on n’arrête pas le progrès et que
l’évolution est non seulement inévitable mais aussi souhaitable. Pourtant, la
thèse opposée dispose également d’un argumentaire en sa faveur, que l’on peut
par exemple retrouver dans le refus de l’obsolescence programmée : toutes
les évolutions ne sont pas forcément positives.
La question du changement en appelle une
dernière : les technologies et plus spécialement l’informatique connectée,
constitue-t-elle une évolution ou une révolution ?
La révolution technologique, que certains
proclament déjà, signifierait que plus rien ne sera comme avant. Et il y aurait
des précédents : les exemples classiquement présentés sont ceux de la
maîtrise du feu, de l’invention de la roue et de l’imprimerie. La révolution,
contrairement à l’évolution, suppose la rupture. Et elle s’accompagne souvent
de la redistribution des avantages. S’il s’agit bien d’une révolution, ce qui
est impossible à déterminer pendant son déroulement, alors effectivement une
partie de notre conception du monde va être anéantie, sans que l’on puisse
d’ailleurs savoir laquelle. Mais il est bien trop tôt pour parler de
révolution, nous assistons peut-être simplement à une évolution, une de plus,
de notre très vieux compagnon l’outil.
Un appel ?
Toutes ces questions, de nature philosophique,
ne s’épuisent pas avec les réponses que l’on peut leur apporter. Selon un processus assez classique, des
communautés apparaissent alors pour offrir des réponses partagées. Ainsi des
groupes défendant telle ou telle position voient le jour : communauté
transhumaniste, amish, scientologie, mouvement raëlien…
La présence d’individus discriminés par la
technologie et l’existence de groupes ayant des visions radicalement
différentes de cette même technologie ne forment-elles pas deux indications
suffisantes pour en appeler l’Etat à s’interroger sur la pertinence d’une « neutralité technologique » ?
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