Circulez, y a rien à voir !
Nous
aimerions revenir sur la polémique autour des propos scandaleux de l’éditorialiste Julie
Graziani et de son recadrage par Clément Viktorovitch, puis sur la large
diffusion de «l’affaire » sur les réseaux sociaux. Il nous semble que le véritable
débat est esquivé au profit d’une validation tacite, ou inconsciente, du
système en place. Sous la polémique qu'il fallait éteindre, couve un débat bien réel.
Résumé de l’affaire
Premier temps : l’affaire démarre sur un plateau de télévision. Mme Graziani y évoque sur un mode outrancier, la gestion
politique de certains comportements individuels dont les conséquences, à ses
yeux, ne doivent pas être prises en charge par la société. Elle prononce des
phrases très malheureuses à propos d’une femme qui se plaignait de son niveau
de vie au président Macron « Qu’est-ce
qu’elle a fait pour se retrouver au SMIC, est-ce qu’elle a bien travaillé à
l’école ? … et puis si on est au SMIC, il ne faut peut-être pas divorcé
dans ces cas-là… ». Son
discours suscite immédiatement l’indignation, d’abord sur le plateau de télé, ensuite
sur la toile.
Second temps : peu après, sur une autre
station télé, le chroniqueur Clément Viktorovitch procède à un recadrage. Son intervention
peut se résumer à une attaque en règle contre Julia Graziani.
Il croit pouvoir résumer la pensée développée
par Mme Graziani comme suit : « Les
individus sont intégralement responsables de leur sort, de ce qui leur
arrive » ou bien encore « comme
c’ (ce qui t’arrive) est de ta faute, la société ne te doit rien ». Il
en déduit : « C’est une
idéologie radicalement libérale ». Il poursuit en démontrant que Julie
Graziani est une radicaliste à l’aide d’une série de séquences vidéo de
précédentes déclarations. Ce qui signe une attaque ad hominem. Il insiste sur
la collaboration que Mme Graziani entretient avec le magazine l’Incorrect, réputé
proche du Rassemblement National (depuis lors, elle a été virée pour ces faits). Il s’agit d’une argumentation affirmant, in
fine, que la chroniqueuse est proche de la pensée de Marine Le Pen.
L’étape suivante est un procès d’intention. Le
journaliste définit la fenêtre d’Overton. A savoir l’éventail des opinions
dicibles au sein du débat public. Cette fenêtre peut être élargie. Et l’une des façons d’y
parvenir est de laisser des opinions extrêmes s’exprimer. De la sorte, des
propos plus modérés mais extérieurs à la fenêtre d’Overton pourront apparaître
dans le débat public. Or, rappelle le chroniqueur, Marine Le Pen a avoué qu’un
combat culturel était à mener. Il semble logique, pour M. Viktorovitch, qu’il
soit fait appel à des francs tireurs dans ce combat, pour tenir des propos
extrêmes (ou radicaux) qui élargiront la fenêtre. M. Graziani est donc une
sorte d’éclaireuse pour la politique de Marine Le Pen. CQFD. Il s’agit d’un procès
d’intention indirecte.
La sanction découle naturellement de ce qui
précède : il ne faut pas être naïf, on ne se trouve pas devant un dérapage
mais un acte délibéré au profit de la progression de Rassemblement National.
Le processus n’est pas fini, il continue avec
un point Godwin. Une caution morale, M. Cost-Gavras, vient établir un parallélisme
avec Hitler. Et le tout se termine par une sacralisation de la presse capable
de réaliser une critique objective. Bravo M. Viktorovitch. La messe est dite.
Sauf que...
En décomposant l’argumentation, on trouve une
attaque ad hominem, un procès d’intention, un point Godwin et un argument
auto-référentiel. C’est peut-être vrai mais c’est intellectuellement plutôt
faible. Et surtout cette approche est politiquement très inquiétante.
Il y a d’abord deux imprécisions
conceptuelles. D’une part, il n’est pas correct d’établir un lien entre un
libéralisme ‘radical’ et la pensée du Rassemblement National. En quoi les
propos de Mme Graziani ont-ils un lien avec le libéralisme ? Quel libéral
dira, par exemple, qu’il vaut mieux rester marié que divorcer et…se libérer ?
Le raccourci est périlleux (mais il n’est pas là par hasard : il est
nécessaire à la démonstration).
D’autre part, la référence à la fenêtre
d’Overton cache un enjeu moral pourtant incontournable. Dire qu’il existe des
choses indicibles dans l’espace public est une chose. Dire que des propos
extrémistes peuvent faire bouger les lignes en est une autre. Il est possible
de moduler cette affirmation puisque l’on peut également postuler que ces
propos extrêmes réduisent l’ouverture de la dite fenêtre. C’est d’ailleurs
l’argument qui est utilisé pour prétendre que les premières victimes des
intégristes islamistes sont les musulmans eux-mêmes. Mais suivons M. Viktorovitch
dans son raisonnement. Nous le disions: ce dernier implique un problème moral (plus
précisément téléologique) : pourquoi serait-il mal d’agrandir cette
fenêtre ? Comment déterminer si cette fenêtre doit être plus grande ou
plus petite sans, immanquablement, définir ce qu’est une bonne fenêtre ?
M. Viktorovitch semble faire lui-même ce qu’il
reproche à Mme Graziani : il défend une position politique, celle du
pouvoir qui a défini la fenêtre d’Overton médiatique française. Pour mieux comprendre : devant un
discours radical écologique, faudrait-il aussi convoquer la fenêtre
d’Overton ? Cette fenêtre conceptualise un cheminement de l’idéologie vers le
politique mais sans se soucier des valeurs préconisées. Si les propos
préconisent de l’élargir, de la maintenir ou de la réduire, ils ne sont plus
objectifs.
Tout ceci a pour conséquence de
noyer le débat authentiquement politique. Et cela, c’est bien le fait de M.
Viktorovitch et de ceux qui partagent la vidéo sans la commenter. En effet la
question posée par Mme Graziani, très maladroitement et de manière outrancière, semble être celle-ci: "La travailleuse a eu recours à des libertés civiles de base (le divorce). Elle exerce un emploi dans la société pour une rétribution fixée pour la loi et elle ne s'en sort pas ? C'est normal et c'est de sa faute." Cette formulation est inadmissible et elle conduit plus vers la guerre civile que vers le débat. Nous allons donc continuer avec une autre formulation qui se cache dans la première : "Comment traiter
les personnes dont le comportement génère des conséquences néfastes et qui, en
plus, s’en plaignent auprès du pouvoir en place ?".
Cette question n’est pas du tout vide de sens.
Elle est même essentielle dans la construction de toute société. L’Apôtre Paul
n’introduit-il pas déjà un débat similaire en répondant aux Thessaloniciens (3 :10) :
« … si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange point aussi. » ?
(à ce sujet, l'ouvrage « Celui qui ne
travaille pas ne mange pas - vingt siècles de répression des pauvres » par Régis Burnet, Editions du Cerf, 2015 ).
Nous adoptons tous des comportements à risques
et parfois cela ne se termine pas bien. Pouvons-nous nous plaindre, et si oui,
à qui ? Dans quelles limites l’Etat doit-il accepter ? Prendre en
charge ? Refuser de prendre en charge ?
Et toutes les questions sous-jacentes : quel est le montant nécessaire pour assurer une vie décente ? Faut-il
organiser une meilleure éducation pour que les liens entre causes et
conséquences soient mieux perçus par les individus (comme on le pratique
par exemple contre le tabagisme ou contre l’obésité) ? Comment traiter les
citoyens qui ne jouent pas le jeu de la société tout en restant dans les
lois ? Autrement dit comment organiser les lois ?
Y a-t-il, pour l’instant, une justice dans la
répartition des richesses ? C’est la question cruciale car si les
richesses étaient infinies, il n’y aurait aucune raison de s’interroger sur qui
a droit au SMIC.
Un débat annihilé
Toutes ces questions relèvent du débat
politique. Or, et c’est que nous reprochons à l’approche prônée par M.
Viktorovitch, la critique scandaleuse de Mme Graziani, est purement et
simplement annihilée. Et le débat est anéanti par des arguments non rationnels et non
régulés. Un tel processus écrase aussi ceux qui voudraient pouvoir discuter sur
le thème du partage des richesses et se retrouvent de facto bannis. De là à dire que M. Viktorovitch est un
défenseur du pouvoir en place déguisé en chroniqueur, il y a un pas que nous ne
franchirons certainement pas. Nous pensons seulement que sa réaction est mal calibrée. Et nous craignons que certains, frustrés
par l’anathème, s'éloigneront du débat, ce qui n’est bon ni pour la presse ni pour le vivre ensemble ni, a fortiori, pour la démocratie en général. Ceci étant dit, rendons à César ce qui est à César: les propos tenus par Mme Graziani conduisaient inéluctablement à la polémique, pas au débat.
François-Xavier HEYNEN
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