Vous êtes belle, merci
Peut-on dire à une inconnue qu’elle est belle ?
Comment ne pas y voir un comportement scandaleusement déplacé, parfaitement
politiquement incorrect et peut-être même, comble de l'horreur, sexiste ?
Voilà la cruelle question que je me pose parfois au détour d’une charmante
rencontre. Elle ne semble pas philosophique a priori. Bien que…
Pourtant imaginons. Imaginons que
l’histoire débute par un tôt mardi glacé, dans un improbable train en retard.
Assis en première classe, je somnolerais. Un bruit de porte ou un
ralentissement un peu brusque perturberait mon repos précaire: j'ouvrirais les
yeux.
Ne pas lui dire
Je ne sais pas ce qui attirerait mon
regard vers l'inconnue assisse, jambes croisées, de l'autre côté de l'allée
centrale. Peut-être sa chevelure soyeuse. Peut-être ses jambes
callipyges délicieusement protégées par de légers bas paradoxalement aussi
noirs que transparents. Peut-être sa jupe, véritable écrin où viendraient
harmonieusement se loger le haut de ses cuisses.
Ensuite - ou serait-ce avant? mon esprit
ne parvient pas à trancher - ses yeux éclaireraient mon âme. Dans ce
moment béni, je saisirais un instant, une fois encore, ce que la Beauté platonicienne
signifie : un infini à contempler. Au cœur de ce wagon fatigué, sur le
siège élimé, sous les bagages usés, illuminant les yeux bleus, au fond de la pupille,
c’est le Beau total qui se baignerait dans l'iris. Quelques fractions de
secondes éparses et c’est le choc pour le mortel: croiser le concept ultime de
la Beauté. Franchir le fleuve Lethe sans en boire l’eau, C’est
bien ce qui m’attendrait dans le train vers la Capitale de ce petit matin,
jusque là anodin. L'inconnue verrait que je la regarde avec admiration. Ou pas.
Peu importe: elle me sourirait. Et c’est dans ce sourire, le couronnement des
cheveux, des jambes, de la jupe, du visage et des yeux que je plongerais vers
le bonheur.
Le train ralentirait. Pas seulement pour
moi, mais pour moi aussi, pour moi malheureusement. Je devrais en descendre. Dès ce jour, je
haïrais Bruxelles-Nord. Avant de quitter le wagon chaud et éclairé par cette
grâce discrète, je lancerais un dernier regard à cette muse égarée. Mais elle
aurait déjà détourné la tête, peut-être intéressée par l'animation des
navetteurs sur le quai.
J’aurais voulu lui raconter mon émoi. Ou
bien non. Simplement lui dire: « Vous êtes belle, merci ». Je
n’aurais pas envie d’elle, je n’aurais pas envie de la revoir, ni même de lui
parler, j’aurais seulement envie de lui dire « Vous êtes belle,
merci ». Quatre mots qui me semblent imprononçables.
Alors je serais descendu sur le quai, dans
le froid et la grisaille. Une voix mi-humaine mi-informatique débiterait un
charabia sur les retards et les voies. Je serais passé devant la fenêtre
de la Muse. J’aurais baissé la tête vers les pavés sombres. Il n’y aurait plus
de Platon, plus de ciel, plus de beauté. L’escalier m'entraînerait vers les
entrailles de la gare.
Le train s'est enfoncé dans le soleil
levant, emportant l'espoir au loin.
Je ne vous reverrai jamais, Madame. C’est
mieux, sans doute.
Ne pas l'écrire
Si une telle sottise m'arrivait au détour
d'un voyage (professionnel par exemple), j'aurais envie de l'écrire pour contourner
ma frustration. Mais ce ne serait pas plus simple de l'écrire que de lui parler.
Pour le lecteur, ma fascination esthétique pourrait paraître au mieux pour de
l'immaturité, ou, au pire, pour une pulsion bestiale. Dire à une inconnue « vous
êtes belle, merci » me semble aussi hors de propos que de la qualifier
d'obèse ou de noire.
Je peux énoncer « Ce coucher de
soleil est beau » mais pas « cette femme est belle ». Comme si
le mot qui signe mon admiration pour le soleil devenait une preuve d'irrespect
pour la femme. Mais pourquoi ?
Peut-être est-ce parce qu'il existe de
laids couchers de soleil et de laides femmes ? La politesse exclut
l'expression: "Vous êtes laide, madame." Mais ce n'est pas ce que je
veux dire. Moi je veux dire: "Vous êtes belle, merci".
Peut-être est-ce parce qu’en énonçant
cela, je la dépossède d'une richesse. Je dégraderais son capital:
"Regardez! C'est la vedette de la télé. Je l'ai reconnue malgré son
déguisement".
Peut-être a-t-elle offert sa beauté à son mari et peut-être est-il inconvenant de distinguer une beauté qui n’aurait donc pas été totalement donnée. Peut-on s’offrir à l’autre par morceaux ? Ne vaut-il pas mieux, alors, se voiler la face et le corps ?
Peut-être a-t-elle offert sa beauté à son mari et peut-être est-il inconvenant de distinguer une beauté qui n’aurait donc pas été totalement donnée. Peut-on s’offrir à l’autre par morceaux ? Ne vaut-il pas mieux, alors, se voiler la face et le corps ?
Peut-être est-ce parce je l'agresserais
dans sa vie privée, voire son intimité. Tout simplement peut-être n'a-t-elle
pas envie d'entendre cela et ne puis-je pas lui imposer cette offense.
Peut-être aussi commettrais-je un acte
immoral à l'encontre de la femme qui m'aime. Certes j'ai le droit de trouver
belle la septième symphonie de Beethoven, probablement ai-je le loisir
d'apprécier le premier concerto de Rachmaninov interprété par Yuja Wang. Je
peux trouver la Joconde belle sans mettre en péril ma vie sentimentale. Mais
qu’en est-il pour une inconnue dans le train ? Sa beauté est-elle compatible
avec ma vie de couple? Le beau de la septième, le beau de Yuja Wang (pardon, de
Rachmaninov!), le beau de la Joconde, le beau de la muse de ce train, ne se
constituent-ils pas à la même source platonique? L'amour réduirait-il la transmission
ou la perception du beau ? Aurais-je accès à plus de beauté dans le monde si
j'étais célibataire ?
Toutes ces questions m'empêcheraient
probablement d'écrire que cette femme, dans le train, ou n'importe où ailleurs, était belle.
Encore faut-il ajouter que, peut-être
aurais-je pu le lui dire, si j'avais été un peu courageux. Mais, au fond,
peut-être lui ai-je dit, l’écrirais-je si c’était le cas ? L’inconnue a
peut-être vu la fascination dans mon regard, dans mes yeux et dans mon sourire.
Elle et moi, pouvions-nous parler ? Nos alliances n'avaient-elles déjà pas tout
dit, ouvrant et fermant la discussion ?
Après tout, peut-être la muse m'a-t-elle regardé par
la fenêtre lorsque j'ai baissé les yeux en passant devant et sous elle. Je peux
imaginer que ce mardi-là elle m'a vu disparaître dans l'escalier en regrettant
de ne pas m'avoir demandé l'heure.
Consentement éclairé
Le train est parti, les navetteurs aussi.
Il ne reste que mes souvenirs éclairés qui m'ont apporté du bonheur durant
toute la journée. Je ne vous reverrai jamais, Madame. Je ne vous ai pas dit merci d’être si platoniquement belle. Je ne vous l'ai pas écrit non plus et, même
si je l'avais écrit, je n'aurais pas l'occasion de vous faire parvenir ce
message. En utilisant Facebook ? Non car il faudrait alors que je précise d’où
venait ce train. Mais tout cela je ne le ferai pas, ce serait très inconvenant,
tout comme le serait pour le lecteur l'idée de partager ce texte.
Je voudrais dédier ce texte à tous les
jeunes romantiques, sincères mais timides, qui aujourd’hui doivent rencontrer
bien des difficultés à se frayer un chemin dans la jungle du langage
politiquement correct pour prononcer ces quelques mots infranchissables.
Espérons que demain ils ne seront pas obligés de contresigner un document de consentement
éclairé pour oser dire : « Tu es belle ! ».
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