Le vrai cadeau de saint Nicolas
Voici donc revenu saint Nicolas et avec
lui son cortège de commentaires et de critiques. Le personnage ferait peur aux
enfants, il devrait enlever sa croix ou sa canne, et ne parlons même pas du
Père Fouetard. Nous aimerions ici développer une approche en insistant
sur un point souvent omis: à la fin de l’histoire, saint Nicolas perd sa barbe.
Toujours. Et ce moment, qui peut être traumatisant, constitue le véritable rite
de passage, bien plus que la distribution des bonbons. Saint Nicolas
offre ainsi de beaux cadeaux aux enfants devenus grands. Nous allons convoquer
Platon et Nietzsche pour expliquer comment.
Mon premier souvenir de saint Nicolas est
associé au salon familial. Devant le divan, il y avait une porte à deux
battants. Celui de gauche s’ouvrait et un bras ganté de blanc en sortait. Une
grosse voix inconnue, mais qui devait venir de Haut, énonçait mon prénom
ou celui de mon frère. Celui qui était désigné devait se lever pour aller
chercher le cadeau. Ce n’était pas traumatisant. Cependant, je n'aurais jamais
osé ouvrir cette porte qui conduisait au bureau de mon père. Cette pièce était
coupée de la réalité, elle devenait sacrée, le temps de la cérémonie.
J’ai sans doute vu saint Nicolas, au loin,
dans les rues du village. En classe, j’ai eu peur lorsque j’ai du jouer de la
flûte pour lui et le reste de mes condisciples. J’ai été heureux de chanter
pour lui, les « prières » que nous connaissions tous, et de recevoir
de ses mains le premier pull-over de mon club de judo. Je ne reconnaissais
aucune voix, pas même celle de mon père qui ne portait la barbe que le 6
décembre.
Puis, bien sûr, vient le moment
inéluctable où la barbe blanche tombe. En ce qui me concerne, je ne me souviens
ni quand ni comment. Mais la page était tournée. Irrévocablement ?
Je suis devenu professeur, j’offre des
bonbons à mes élèves le 6 décembre. Je suis devenu papa, j’ai déposé des
cadeaux pour mes enfants et je me suis régalé de leurs sourires. Je perpétue la
tradition, sans trop y réfléchir. Ce n’est que récemment que j’ai compris sa
puissance de métaphysique appliquée.
Platon
Ainsi, pour expliquer l’allégorie de la
caverne de Platon, je fais référence à saint Nicolas. Dans cette métaphore
antique, des gens sont enfermés et attachés dans le fond de la caverne et ne voient
que des ombres sur la paroi. Ils sont convaincus qu’il s’agit là de la réalité.
L’un d’entre eux se détache. Après une période d’acclimatation, il sort de la
caverne, découvre le monde extérieur et change sa vision du monde. Puis il
revient dans la caverne et décrit son expérience à ses camarades d’infortune en
les invitant à le suivre.
Les étudiants comprennent assez vite que
l’homme qui s’échappe symbolise le philosophe. Cependant ils admettent plus
difficilement que nous sommes tous, eux y compris, susceptibles d’être attachés
dans cette caverne. C’est ici que saint Nicolas apporte son aide. Car ceux qui
y ont cru saisissent vite la possibilité d’une part d’être victime de
l’illusion et d’autre part de l’effort nécessaire pour s’en extraire. Ils
ont vécu cette période d’acclimatation, la barbe qui tombe, qui se traduit,
chez Platon, par une douleur dans les yeux lors du premier contact avec la
lumière du jour. Saint Nicolas offre cette aide pédagogique.
Le rite du passage
Mais il y a plus. Quand la barbe tombe
l’enfant est invité à s’intégrer dans une communauté plus large. A l’école il
fera partie de ceux qui savent, de ceux qui ont dorénavant le pouvoir de
transmettre l’émotion et la bienveillance. Il est détenteur d’un secret qui ne
trouve son sens que dans un groupe complice dont il est dorénavant l’un des
membres. Il a probablement vécu une désillusion mais elle peut se
transformer en une ressource pour l’avenir. Et cela me semble l’un des
véritables apprentissages qu’offre saint Nicolas. Peu importe qu’il porte
une barbe ou une croix, l’enjeu ne se situe pas là. Il existe bien un rite de
passage, non confessionnel, offert à tous.
Un rite anti-rituel
Pourtant il nous semble y avoir un enjeu
religieux ou plus précisément dogmatique, dans le prolongement de la caverne de
Platon. Nous l'avons vu, la rencontre avec saint Nicolas est un moment sacré:
chants incantatoires, trône, formes rituelles… La communauté crée une
sacralisation qui va permettre aux plus jeunes, pour lesquels le rituel est mis
en place, de développer une croyance, l’espace de quelques années. Ensuite
viendra, immanquablement, la désacralisation. Le grand barbu n’était pas et n’a
jamais été un être magique. Saint Nicolas est mort. Et il convient ensuite de
dépasser ce petit drame. La barbe tombée n’entraine pas l’apocalypse ou la fin
des temps, le monde continue à tourner. Et il peut même mieux tourner puisque
la communauté de bienveillance s'est accrue.
Et voici le second apport pédagogique,
cette fois en rapport avec Nietzsche: la mort de saint Nicolas ouvre une porte
conceptuelle vers la mort de Dieu. Admettre la mort de Dieu, et donc de toutes les valeurs traditionnelles, constitue une "terrible conquête pour un esprit patient et respectueux." Dans "les trois métamorphoses de l'Esprit", c'est dans ces termes que Nietzsche désigne la métamorphose du lion, étape essentielle vers celle de l'enfant qui "... veut maintenant sa propre volonté, celui qui a perdu le monde veut gagner son propre monde" ("Ainsi parlait Zarathoustra").
Nietzsche
Ainsi, la tradition de saint Nicolas est profondément iconoclaste contrairement à ce que l’on pourrait croire au premier abord. Il ne peut pas y avoir de religion dans le saint qui arpente les rues pour distribuer des bonbons tout simplement parce qu’il est voué à être détruit. Non seulement, pour rejoindre Marx, il est invention humaine, mais en plus il va disparaitre. La tradition de saint Nicolas est un mélange de « L’homme a créé Dieu » et de « Dieu est mort ». Les dogmatiques en tous genres n’aimeront pas saint Nicolas car il est celui qui permet de renverser la Table des Valeurs. Saint Nicolas n'apprend pas la religion, il la menace profondément. Les symboles qui figurent sur lui sont voués à disparaitre avec la chute de sa barbe. Ainsi enlever la croix de sa mitre est presque une bénédiction pour les Chrétiens. Remarquons que les publicitaires ne placent pas leurs logos sur saint Nicolas. Ce dernier est une icône conçue pour être... détruite. Les défenseurs de saint Nicolas sont donc de faux iconophiles et de vrais iconoclastes. Mais que sont les pourfendeurs de saint Nicolas ? De vrais iconophiles et de faux iconoclastes ?
François-Xavier HEYNEN
www.philofix.be
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