dimanche 17 mai 2020

Voyage en confinitude (13): La dernière écaille du monstre

Voyage en confinitude (13): La dernière écaille du monstre

Le soleil apparait à l’horizon lorsque je reprends enfin connaissance.  Mon radeau a dérivé vers les éoliennes, c’est le bruit de leurs pales qui me sort des vapes. Je prends conscience de mon état d’épuisement. La nuit a été interminable. J’ignore quand elle a pu débuter. Le ciel, enfin, se colore de rouge et de jaune.  Les hautes tiges des éoliennes lézardent le somptueux tableau de l’aurore. Au milieu de la forêt artificielle, je vois briller les écailles du monstre, dans la lumière du petit matin. L’animal est blessé, il gémit et se recroqueville autour de l’un des mâts. Ses grands yeux sont tournés vers moi. Ils sont fatigués, eux aussi. Je m’approche en silence à la fois impressionné par la puissance du corps gigantesque  et ému par la  douleur dans son regard. Ses écailles brillent de mille feux. Sa respiration est saccadée. Il semble tout de même me sourire, comme s’il était heureux de me revoir.  Sa voix est très faible:  « Tu m’as finalement retrouvé. Juste à temps, à l’aube, tu as de la chance. Que veux-tu ? Tu es venu pour mes écailles, n’est-ce pas ? ». Je reste silencieux, je ne sais plus comment je suis arrivé ici mais ses écailles, oui, je veux les voir. Je veux connaitre la vérité qui y est écrite.  Le monstre opine de la tête: « Va voir, et tu ne voudras plus rien. » Je rame pour longer le monstre et lire les messages sur les écailles étincelantes. Sur la première est inscrite « Tu ne dois pas tuer » et un peu plus loin « Tu dois être poli », « Tu dois respecter la Nature », « Tu dois être sage ». Toutes les valeurs de mille années brillent ici. Je répète inlassablement « Tu dois tu dois tu dois… ». Le dragon bouge légèrement: « Voilà maintenant tu as vu les écailles, que peux-tu encore vouloir ? ». Je continue à tourner et je me désespère en voyant toutes ces écailles couvertes d’obligations. « Tu dois faire confiance aux experts », « Tu dois obéir au gouvernement ». Je pensais trouver une vérité sur les écailles, je ne vois que des sentences moralisatrices. C’est peut-être cela le néant. Pas de connaissance, uniquement des dogmes à répéter, à l’infini. Le dragon a finalement raison, que puis-je encore vouloir ? Il n’y avait rien à apprendre que je ne connaissais déjà. La voix du dragon est presque inaudible: « Tu sais tout maintenant. Retourne à l’Ile du Totem, tu seras heureux jusqu’à ta mort ». Le dragon se meurt lentement. Une écaille attire mon attention, elle est encore vierge de toute inscription. Je dois me pencher puis escalader le moribond pour l’atteindre. Mais en maîtrisant mon équilibre, j’y arrive.  Un bruit me surprend derrière moi, je me retourne brusquement et je constate que la barque du nocher et le bateau touristique se dirigent vers nous. Il me reste peu de temps. Le dragon murmure encore: « Stalker se meurt. Tu dois… » et il rend son dernier souffle sans avoir le temps de terminer sa phrase. 



Stalker, voilà donc son nom. Tout en tentant de m’accrocher aux écailles, je repense  l’étonnant film Stalker dans lequel les personnages peuvent entrer dans une pièce qui réalise leur voeu le plus profond. Après un voyage dans une centrale nucléaire désaffectée ils se retrouvent devant cette pièce et ils comprennent alors que ce n’est pas leur voeu le plus cher qui sera exhaussé, mais bien le plus profond. Certains abandonnent alors, inondés par la peur de voir leur subconscient devenir réalité. Je gravis encore les écailles pour me placer derrière celle qui est restée vierge. Le soleil l’éclaire maintenant abondamment d’une lumière jeune et porteuse d’avenir. Je me rends alors compte que cette écaille n’est rien d’autre qu’un miroir. Un miroir. J’hésite à le regarder en face. Que vais-je y trouver ? Le néant ?



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