Des coups de canon font trembler
l’horizon à plusieurs reprises. Je peux aussi voir un large faisceau lumineux
qui déchire le ciel. Il me semble entendre le cri du monstre, alors, je rame
dans cette direction. Bientôt sept forts en béton apparaissent devant moi. On
dirait d’énormes quadrupèdes aux membres figés et enfoncés dans la Mer de
l’Inconnu. Le spot est installé sur le bâtiment le plus proche de moi. Le
puissant trait lumineux fouille le ciel mais aussi la surface de la mer. A
force de scruter les flots, il finit par me repérer. Me voici au centre du
halo. Instinctivement, en me souvenant des bruits de canon, je pose ma rame et
je lève les deux bras. Inquiet. Une voix sortie d’un diffuseur m’invite avec
fermeté à me rendre au fort central. J’obéis sans discuter.
En avançant, je
passe entre les installations et je
constate que des passerelles en relient six d’entre elles. La dernière,
surplombée par un radar, est donc isolée. Je me dirige vers la construction
indiquée sur laquelle figure l’inscription « control tower ». J’y arrime mon fidèle radeau. Une porte
s’ouvre dans le pilier et un militaire en sort. Il me donne un masque et
m’invite à le porter durant tout mon séjour sur le site. Ensuite il me fait
monter l’échelle jusqu’au toit de l’édifice. Je reconnais sans peine son
uniforme, car j’ai porté le même, celui d’un milicien sans grade et sans
importance. Il ne dit pas un mot jusqu’à
ce que nous nous retrouvions à l’air libre, à côté de l’antenne radar. Le jeune
homme se prénomme Eric, il me montre les six autres défenses maritimes et
m’explique le but de ce déploiement de force: empêcher les ennemis et plus
spécialement le monstre de passer et, si possible, les tuer. Deux cents hommes
sont mobilisés pour cette mission périlleuse. Eric me demande des nouvelles du
Continent car il est isolé ici depuis des semaines. Je lui donne quelques
informations dont il se délecte en s’asseyant sur un banc métallique. Il peste:
« Je n’ai jamais voulu venir ici moi ». Il me montre ses collègues qui discutent
bruyamment, la mitraillette en bandoulière, fumant et buvant: « Ce sont des soldats professionnels, ils
sont prêts à mourir et ils prennent volontairement des risques mais moi,
je n’ai jamais voulu être ici, jamais! » Il sanglote presque : « Je
viens d’être le papa d’un petit Roger et je me demande si je le reverrai un
jour. » Je le félicite pour la naissance de son fils et je tente de le
rassurer: « Il y aura certainement une relève. Vous n’allez pas passer
votre vie ici. » Il hausse les épaules car personne ne sait quand arrivera
la relève, ni même si elle viendra d’ailleurs: « Parfois je me demande
même si je ne serais pas mieux confiné dans le fort du radar. » Et il me
montre de la main le bloc inaccessible. Je veux comprendre sa fonction. Eric se
lève et m’entraine contre la barrière située face à l’édifice aux portes et
fenêtre closes. Je suis surpris par son état de délabrement. Je parle fort, car
des bourrasques de vent nous vrillent les oreilles: « Pourquoi l’avez-vous
abandonné? ». Il ricane: « Il
n’est pas du tout abandonné. La majorité des hommes vit là, surtout les plus
âgés et les plus faibles. Il parait qu’ils y sont en sécurité… » Je ne
saisis pas très bien pour quelle raison ils seraient plus en sécurité dans cet
édifice à quelques dizaines de mètres à peine de la base opérationnelle.
Un cri affreux déchire l’aurore, une
ombre angoissante se précipite vers nous. Les hommes crient et se mettent à
leurs postes de combat. Le faisceau lumineux est pointé vers la masse sombre
qui apparait alors dans toute sa force, c’est bien le monstre qui nous attaque.
Eric m’invite à fuir le plus vite possible. Mais je reste subjugué par les deux
yeux du monstre. Ses écailles réfléchissent la lumière du spot. Je prends alors
pleinement conscience de sa puissance dévastatrice. Et la peur me submerge.
Pris par ma panique, j’entends à peine le canon et les mitrailleuses cracher la
mort autour de moi. Dans un réflexe de survie je plonge dans le pied du fort,
je dévale l’échelle et en quelques secondes je suis sur mon radeau. Je pars
vers les éoliennes qui dansent dans le petit matin. Un bruit apocalyptique
retentit derrière moi, le monstre vient d’abattre trois forts. Il hurle de
douleur, probablement blessé, se retourne et démolit un quatrième bloc.
Brusquement je sens une fatigue profonde m’envahir, le contrecoup de l’angoisse
peut-être. Avant de sombrer dans l’inconscience, je vois la barque du nocher se
diriger vers le fort Maunsell.
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