Voyage en confinitude (10) : La ferme aux onze millions de saumons
Je retrouverai ce monstre et je lirai
la vérité sur ses écailles. Ensuite je
rentrerai chez moi. Je commence à comprendre que c’est la raison pour laquelle
je suis venu sur la Mer de l'Inconnu. Je dirige mon radeau vers un
nouveau point scintillant. C’est une bouée jaune avec une ligne noire et deux
triangles qui se touchent par la pointe. Cette fois je reconnais sans
difficulté une bouée cardinale Ouest qui scintille neuf fois d’affilée. Le
danger est devant moi mais, si mes calculs sont exacts, il s’agit du même
danger donc je m’engage sans peur, droit devant moi. Effectivement je retrouve
le même bouillonnement qui m’avait semblé être celui d’une respiration lors de
mon dernier passage. Peut-être verrai-je cette fois les hauts fonds ? L’aube ne tardera plus maintenant et déjà le
ciel s’est légèrement éclairci, d’autant que les nuages ont disparu. Ce
supplément de lumière me permet de mieux distinguer l’onde. Une timide lumière
brille sous la surface. Timide mais vivace et sans cesse changeante, allant
parfois sur la gauche, parfois sur la droite, parfois même faisant demi-tour à
toute allure. Je m’immobilise et, lorsque la lumière s’approche près de moi, je
plonge la main et je l’agrippe. Une matière glissante et visqueuse file entre
mes doigts alors je les resserre fermement. Je sors ma prise de l’eau et la jette sur le
radeau. Sous mes yeux ébahis, un saumon se trémousse. Je le rejette aussitôt à
l’eau pour qu’il ne se blesse pas. Je navigue sur un gigantesque banc
de saumons qui doit certainement venir s’épanouir dans cet endroit considéré
par les humains comme une zone de danger.
Un peu plus tard, après avoir dépassé
la bouée cardinale Est, je retrouve le bateau de la police. Trois agents
tiennent une plaque métallique représentant un phoque et la plonge
dans l’eau puis l’en ressorte. Ils réitèrent l’opération à plusieurs reprises.
L’officier avance vers la proue de son navire et, à l’aide d’une sirène, me
contraint de le rejoindre. Vingt minutes plus tard je suis assis sur une chaise
dans la cabine-bureau qui sert pour les interrogatoires. L’officier dépose une tasse de café noir sur
la table devant moi et s’installe face à moi. Il me rassure, il n’a rien à me
reprocher, il souhaite seulement discuter car la compagnie de ses marins ne lui
permet guère de disserter. Je lui raconte rapidement ma petite histoire tout en
me levant, attiré par une carte du secteur affiché au mur. Je reconnais les quatre bouées cardinales et au centre le banc de saumons, il
porte même un nom: « la ferme de Sophie ». L’officier annonce fièrement: « Onze
millions de saumons sont élevés ici. Vous ne les avez sans soute pas
remarqués mais des filets sous-marins entourent toute la zone. Notre
problème, ce sont les phoques. Ils attaquent sans cesse notre ferme. Nous
devons protéger les saumons ». Le phoque est un prédateur pour le saumon,
cela ne fait pas de doute mais pourquoi alors immerger des photos de phoques?" L’officier
grimace à cette question: « Les photos font peur aux saumons alors ils
partent dans une autre direction, cela nous permet de réguler le mouvement du
banc pour sa propre sécurité. »
A ce moment, un individu surgit de
l’armoire métallique face au plan et se place devant nous. Il porte un masque
noir et je pense reconnaitre Plocon, l’homme que j’avais croisé sur le
paquebot. Il jubile: « J’ai tout entendu, j’ai tout compris. Le filet sert
avant tout à emprisonner ces poissons, pas à les protéger. C’est une invention
terriblement efficace. Et il n’y a pas que le filet pour contraindre. »
L’officier soupire et invite Plocon à se
taire mais l’homme est déjà bien lancé et il veut révéler sa vérité: « Ces
millions de saumons sont des prisonniers. On les guide par la peur, comme l’a
enseigné Machiavel, on les limites physiquement avec le filet et, bien sûr, on
compte sur leur propre contrôle. Sous le stress, les saumons réagissent en
bande, sans aucune liberté. A cause du gouvernement et la police, ils ne sont
que des jouets, tout juste bons à crever pour le bénéfice de la
propriétaire! » Quand il a fini sa diatribe il ouvre la porte et
s’éclipse. L’officier me regarde, bouche bée. Je retourne m’asseoir et je
termine ma tasse de café. Je pense aux poissons et à leur mort programmée, à
leur cage aussi et en particulier à la surface inférieure du filet. Certes elle
supprime la liberté mais elle donne un sens et elle rassure. L’officier s’assied en face de moi,
visiblement énervé: « Ce type raconte n’importe quoi, la police sert et
protège. » Je sors de mes pensées et je lui souris: « Nous parlons
d’animaux, pas d’humains. S’il s’agissait de femmes et d’hommes, vous ne vous
comporteriez pas comme ça avec eux. » L’officier ne répond pas tout de suite, il termine sa
tasse et y laisse ses yeux: « Nous recevons des ordres, vous vous en
doutez bien. Et nous obéissons. » Je hausse les épaules: « Oui mais
vous respectez les lois. » Son regard ne quitte pas la tasse: « Il
n’y a pas toujours de Lois sur la Mer de l’Inconnu, parfois ce sont les
statistiques qui nous guident. Et maintenant, retournez sur votre embarcation. Bonne route »
Je désamarre mon radeau du bateau. Je regarde la bouée cardinale s'éloigner: elle devrait signaler un danger, pas une ferme.
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