Voyage en confinitude (9) : Les sirènes du mariage
Je rame depuis une heure à peine. Ce
que j’identifie d’abord comme des dauphins tournent autour de mon radeau. Leurs
queues sortent et disparaissent dans l’eau noire. Leur ballet m’amuse, je
décide de m’arrêter et de les observer. A ce moment, leurs queues disparaissent
et des poitrines les remplacent. Je découvre alors, surpris, des sirènes. Les
dauphins sont des sirènes et elles ont déjà posé leurs coudes sur mon
radeau. Leurs gueules, ou plutôt leurs
visages me sautent aux yeux: j’ai autour de moi toutes les femmes que j’ai
aimées, sauf celle avec laquelle je me suis marié. Elles me parlent toutes en
même temps. Leurs voix se mélangent dans ma tête. Je ne pensais jamais vivre
cela, je les admire, je dis bien « admire », l’une après l’autre,
elles se présentent à moi comme elle l’étaient au moment de nos premières
rencontres amoureuses: les mêmes sourires, les même grands yeux aux pupilles
dilatées, comment si jamais nous ne nous étions quittés. Je souris en repensant à tous ces moments
bénis qui ont illuminé ma vie et qui ont aujourd’hui sombré dans le passé.
Je
me rends alors compte que les sirènes me poussent vers une île. Elles coincent
mon radeau sur une plage minuscule couverte d’un riz gris. Je veux leur parler
mais elles ont disparu. Je lève les yeux vers le bout de la plage, une
vingtaine de mètres plus haut, là où se dresse une église semblable à celle
dans laquelle mon mariage a été célébré. Un savoureux mariage qui ne dura pas
un an. Les cloches sonnent. Les portes sont ouvertes. Je monte vers la grosse
tour carrée qui sert de clocher, flanquée de deux tourelles circulaires qui m’ont
toujours fait penser à des fusées.
J’entre dans l’édifice. Ils sont tous là.
Tous les invités à notre mariage sont là. Et ma femme attend devant les
prêtres. Je marche sur le tapis rouge. Pour la deuxième fois de ma vie, je
m’installe devant l’autel sur un petit siège spécialement préparé pour moi. Ma
future ou ex-femme, je ne sais trop que penser, ne dit rien. Le curé marmonne
quelques mots, il n’est question que de Dieu et d’amour, ou plutôt d'Amour avec une grand A, de beauté, de pureté...
Je crois que je suis
arrivé exactement au moment du consentement mutuel. Le plus beau jour de ma
vie. J’ai envie de sortir tout de suite, ça me fera gagner du temps. Les gens
chantent et applaudissent derrière moi. Le curé me demande l’alliance.
Subjugué, je fouille encore ma poche comme si j’avais pu emporter cette
alliance en partant vers la Mer de l’Inconnu. Je hurle « Non, je ne l’ai
pas ! ». Je me retourne et je crie pour l’assemblée: « Non, je ne
veux pas me marier, rentrez chez vous ». Les chants et les
applaudissements s’arrêtent. Le public hésite puis lentement quitte l’église.
Je suis soulagé. Je pense tout-à-coup à ceux et celles qui étaient là ce
jour-là. Il devait y avoir mon cousin Michel. Je voudrais tant le revoir. Il
était sûrement installé dans l'église à ce foutu mariage. Je le cherche dans le public, il est là,
à dix mètres, la mine déconfite mais son élégant sourire me rassure. Un
téléphone sonne derrière moi. Surpris, je me retourne. Les curés ont disparu, les
choristes et ma femme aussi, il ne reste plus qu’un téléphone rouge sur
l’autel. Je décroche. Je reconnais immédiatement la voix de ma compagne. Elle
parle vite: « N’oublie pas de ramener un pain, stp », « Nous
mangeons avec tes parents ce soir », « Le petit va chez le dentiste à
17 h 30 »… Je l’écoute attentivement, me délectant de ses mots. Je souris
jusqu’au fond de mon âme en entendant tous ces miracles du quotidien, loin de
la Mer de l’Inconnu. Je l’interromps: « Comment vas-tu ? Comment vont nos
enfants et nos parents? » Celle qui a rebâti ma vie me rassure:
« Tout le monde va bien. Reviens-tu bientôt ? Tu nous manques. » Il
n’y a pas de reproche dans sa voix, seulement l’envie apaisante. Un rayon de
soleil transperce le vitrail du choeur de l’école et éclaire le téléphone. Je
m’emplis de larmes: « Je ne sais pas quand je reviendrai… vous me manquez
tous. Toi, toi surtout, tu me manques. Je voulais te dire… » La
conversation se coupe, le rayon de soleil disparait. Je raccroche. Il n’y a pas
de clavier sur le téléphone, pas d’écran pour rappeler le dernier numéro. Une
main se pose sur mon épaule, je me retourne, cousin Michel me sourit. Je le
prends dans mes bras: « Michel, tu me manques tellement. » Michel est
le premier dans la famille à avoir expérimenter le voyage en confinitude. Cinq
ans sur les vagues de la Mer Inconnue, j’aurais du m’attendre à le croiser ici.
Il n’a jamais rien raconté de son voyage. Ses lèvres bougeaient encore mais
nous comprenions plus ce qu’elles disaient. Nous ne le saurons jamais. Cousin
Michel est mort sans jamais avoir pu communiquer. Je serre mes bras mais sur du vide. Cousin
Michel a disparu. L’église est totalement vide et silencieuse. Le tapis rouge
est devenu un lit de poussières. Les murs sont lézardés. J’ouvre les grandes
portes et de l’eau pénètre dans la nef. C’est la première fois que je constate
l’existence d’une marée sur la mer de l’Inconnu. Mais c’est bien de cela dont
il s’agit. Mon radeau a été poussé contre les portes de l’église. Je grimpe
dessus, sans hésiter. Je rame vers le choeur, comme sur ces images de barques qui naviguaient dans
Notre Dame de Paris lors des grandes inondations. L’eau recouvre l’autel, seul
le téléphone est encore émergé.
Un cri abominable vient résonner dans toute
l’église. Ce hurlement me glace le sang, je l’ai entendu à l’Ile du Totem. Je
rame lentement vers la sortie car je veux confirmer mes soupçons. Le monstre est là, la gueule hors de l’eau.
Ses grands yeux m’observent. Je m’approche encore. Il bouge un peu et l’eau
s’agite tout autour de lui. Mon radeau tangue. Le monstre siffle:
« Pourquoi ne te contentes-tu pas du totem? Si tu te retournais, tu en verrais un ». Je le regarde dans les
yeux: « La vérité est sur tes écailles, dans la mer de l’Inconnu, pas sur
un totem. » Il siffle encore: « Alors il faudra que tu me
trouves. » Il se retourne et plonge dans l’eau, créant une grande vague.
Je dois m’accrocher au radeau pour ne pas chavirer.
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