Voyage en confinitude (8) : La baie des pangolins
Je rame à nouveau sur la Mer de
l’Inconnu. Le dragon m’attire, je veux voir ses écailles, elle m’apporteront
peut-être enfin la vérité. L’Inconnu finit par lasser. Parfois j’envie ceux qui
se sont installés sur l’Ile du Totem, ils ont réponse à tout, tout le temps.
Avant de quitter mes terres, je me souviens du flux continu qu’ils laissaient
sur les réseaux sociaux. Le dragon me semble plus véridique. Et justement voici
qu’au loin des scintillements attirent mon regard. Bien entendu je me dirige
résolument vers eux. Je découvre alors une vaste plage glissant doucement vers
la mer. Le sable gris est recouvert par une gigantesque colonie de pangolins en
tous genres. Ce sont leurs écailles qui reflètent la lumière de la lune.
Peut-être servent-ils d’appât pour le dragon? De hautes barrières encerclent la
plage. Ces animaux sont enfermés. Je longe la barrière jusqu’à arriver à un
ponton. Je prends pied sur l’île. Sur ma droite, un sas permet de pénétrer dans
le parc aux pangolins. Je suppose que c’est par ici qu’on les fait rentrer. Je
n’ai pas du tout envie de les rejoindre. Devant moi un chemin monte vers le
centre de l’île. Je vais dans cette direction. Le sable laisse vite la place à
une roche dure qui blesse mes pieds. Un banc s’offre à moi à la moitié de mon
ascension. Je m’y installe et je regarde la mer noire sous mes pieds. Il y a
aussi la cage aux pangolins sur la gauche et sur la droite la plage me semble
plus blanche comme si le sable n’y était pas le même. J’y distingue très nettement de grands
cercles, extrêmement réguliers, sans aucun doute façonnés par l’homme. Leur
destination m’échappe mais ils forment une sorte de fresque abstraite. Je
souris en voyant entre les cercles et les pangolins mon petit radeau, lui qui
m’a déjà si bien servi. Puis je me remets en chemin. Arrivé au sommet, la roche
est devenue coupante, je me déplace difficilement mais la vue est à couper le
souffle. De ce côté la plage est beaucoup plus longue et plus large. A même le
sable blanc, je vois des dizaines de personnes s’affairer autour d’un puzzle
gigantesque, il doit y avoir des millions de pièces, peut-être même davantage.
Je vois aussi des hommes et des femmes, en combinaison de plongée qui courent
vers la mer et y disparaissent. D’autres en ressortent avec de nouvelles pièces
à la main. Ceux qui sont sur la plage les prennent et viennent tenter de les
assembler dans le puzzle. D’ici je ne parviens pas à distinguer si le cadre est
terminé. Je me décide donc à descendre. J’aperçois des cabanes construites en
bordure de la plage, formant un vaste demi-cercle autour du puzzle.
Sortant d’un de ces abris, un
personnage d’allure médiéval m’aborde. Il porte une robe de chambre et une
perruque noire, son nez est proéminent et ses sourcils sont prononcés. Son
regard me semble naviguer entre la folie et le génie. Nous rentrons dans sa
cabane, une sorte de cellule rustique et agréable. Sur le lit, la table et la chaise,
des livres ouverts se disputent la première place. Mon hôte se prénomme René et
il est le responsable de l’opération: « Quand nous aurons reconstitué le
puzzle, nous donnerons un sens à l’ensemble des pièces. Et nous aurons alors la
solution! » Chaque pièce du puzzle
est sortie du néant, c’est une victime qui a laissé quelques indices médicaux
avant de mourir. René continue: « Au début nous avions assemblé toutes les
pièces qui représentaient les poumons, nous pensions que c’était le centre du
puzzle mais les pièces ne correspondaient pas vraiment. Alors nous avons
recommencé ». Je me souviens avoir
souvent joué aux puzzles avec mes enfants. Les pièces sortent de la boite et
viennent joncher la table, dans un chaos tranquille. Nous retournons les
pièces, nous cherchons les bordures et les taches, nous observons, nous
supposons, puis nous assemblons. Nous cherchons et nous trouvons, presque
toujours. Mais nous disposons de l’image du puzzle et surtout nous savons qu’il
y a une solution. Je lève les yeux vers René, inquiet: « Pourquoi y
aurait-il une solution à cette épidémie ? Peut-être n’y a-t-il tout simplement
pas d’image, pas de sens, les pièces ne s’emboîtent peut-être pas… Y
avez-vous pensé? » Je tourne le regard et je vois la barque du Nocher arriver
près de la plage. René grimace: « Le Nocher est revenu. Nous avons des
pertes, beaucoup trop de pertes parmi nos agents, c’est pour cela qu’il vient
rôder ici. » Puis sa voix enfle: « Mais ils ne seront pas morts pour
rien car tout cela trouvera sa raison. Il y a un sens, nous terminerons ce
puzzle, nous le devons à l’Humanité entière. Et la Nature se pliera à notre
volonté. Ce que vous voyez ici, sur cette plage, c’est notre culture qui se
surpasse. Avec l’aide de l’intelligence artificielle, nous jetterons nos
chaînes sur cette Mer, c’est notre promesse. » Je l’interroge sur le parc
à pangolins: « Nous avons préféré les regrouper ici, eux aussi nous
donnent des pièces. Et si cela s’avère nécessaire, nous les exterminerons, nous
ne pouvons pas laisser courir une telle menace. » Pendant que nous
parlons, l’assemblage du puzzle continue inlassablement. Cela me rassure même
si l’explication du responsable ne me convainc pas totalement. René repère mon
doute : « Vous pensez peut-être à l’Ile du Totem ? A votre
place, c’est ce qu’y penserais mais regardez bien la plage, voyez-vous un
quelconque totem ou des pièces qui se déplacent ? »
René m’invite à sortir, j’ai une
dernière question: « Pourquoi avez-vous recouvert la troisième plage avec
des cercles ? » Il réfléchit un instant puis hausse les épaules:
« Nous n’avons jamais dessiné ces cercles. Lorsque nous sommes arrivés
ici, il y avait des arbustes qui avaient été brisés par un orage. La partie
supérieure des troncs à moitié rompus touchait le sable. Avec le vent ils ont
tournés et ont formé tout naturellement des cercles. Nous avons pris le bois
pour nous chauffer. Les cercles sont naturels. »
Le Nocher a arrêté sa barque sur la
grève. Je préfère m’éloigner et reprendre mon radeau.
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