jeudi 30 avril 2020

Voyage en confinitude (8) : La baie des pangolins


Voyage en confinitude (8) : La baie des pangolins


Je rame à nouveau sur la Mer de l’Inconnu. Le dragon m’attire, je veux voir ses écailles, elle m’apporteront peut-être enfin la vérité. L’Inconnu finit par lasser. Parfois j’envie ceux qui se sont installés sur l’Ile du Totem, ils ont réponse à tout, tout le temps. Avant de quitter mes terres, je me souviens du flux continu qu’ils laissaient sur les réseaux sociaux. Le dragon me semble plus véridique. Et justement voici qu’au loin des scintillements attirent mon regard. Bien entendu je me dirige résolument vers eux. Je découvre alors une vaste plage glissant doucement vers la mer. Le sable gris est recouvert par une gigantesque colonie de pangolins en tous genres. Ce sont leurs écailles qui reflètent la lumière de la lune. Peut-être servent-ils d’appât pour le dragon? De hautes barrières encerclent la plage. Ces animaux sont enfermés. Je longe la barrière jusqu’à arriver à un ponton. Je prends pied sur l’île. Sur ma droite, un sas permet de pénétrer dans le parc aux pangolins. Je suppose que c’est par ici qu’on les fait rentrer. Je n’ai pas du tout envie de les rejoindre. Devant moi un chemin monte vers le centre de l’île. Je vais dans cette direction. Le sable laisse vite la place à une roche dure qui blesse mes pieds. Un banc s’offre à moi à la moitié de mon ascension. Je m’y installe et je regarde la mer noire sous mes pieds. Il y a aussi la cage aux pangolins sur la gauche et sur la droite la plage me semble plus blanche comme si le sable n’y était pas le même.  J’y distingue très nettement de grands cercles, extrêmement réguliers, sans aucun doute façonnés par l’homme. Leur destination m’échappe mais ils forment une sorte de fresque abstraite. Je souris en voyant entre les cercles et les pangolins mon petit radeau, lui qui m’a déjà si bien servi. Puis je me remets en chemin. Arrivé au sommet, la roche est devenue coupante, je me déplace difficilement mais la vue est à couper le souffle. De ce côté la plage est beaucoup plus longue et plus large. A même le sable blanc, je vois des dizaines de personnes s’affairer autour d’un puzzle gigantesque, il doit y avoir des millions de pièces, peut-être même davantage. Je vois aussi des hommes et des femmes, en combinaison de plongée qui courent vers la mer et y disparaissent. D’autres en ressortent avec de nouvelles pièces à la main. Ceux qui sont sur la plage les prennent et viennent tenter de les assembler dans le puzzle. D’ici je ne parviens pas à distinguer si le cadre est terminé. Je me décide donc à descendre. J’aperçois des cabanes construites en bordure de la plage, formant un vaste demi-cercle autour du puzzle. 




Sortant d’un de ces abris, un personnage d’allure médiéval m’aborde. Il porte une robe de chambre et une perruque noire, son nez est proéminent et ses sourcils sont prononcés. Son regard me semble naviguer entre la folie et le génie. Nous rentrons dans sa cabane, une sorte de cellule rustique et agréable. Sur le lit, la table et la chaise, des livres ouverts se disputent la première place. Mon hôte se prénomme René et il est le responsable de l’opération: « Quand nous aurons reconstitué le puzzle, nous donnerons un sens à l’ensemble des pièces. Et nous aurons alors la solution! »  Chaque pièce du puzzle est sortie du néant, c’est une victime qui a laissé quelques indices médicaux avant de mourir. René continue: « Au début nous avions assemblé toutes les pièces qui représentaient les poumons, nous pensions que c’était le centre du puzzle mais les pièces ne correspondaient pas vraiment. Alors nous avons recommencé ».  Je me souviens avoir souvent joué aux puzzles avec mes enfants. Les pièces sortent de la boite et viennent joncher la table, dans un chaos tranquille. Nous retournons les pièces, nous cherchons les bordures et les taches, nous observons, nous supposons, puis nous assemblons. Nous cherchons et nous trouvons, presque toujours. Mais nous disposons de l’image du puzzle et surtout nous savons qu’il y a une solution. Je lève les yeux vers René, inquiet: « Pourquoi y aurait-il une solution à cette épidémie ? Peut-être n’y a-t-il tout simplement pas d’image, pas de sens, les pièces ne s’emboîtent peut-être pas… Y avez-vous pensé? » Je tourne le regard et je vois la barque du Nocher arriver près de la plage. René grimace: « Le Nocher est revenu. Nous avons des pertes, beaucoup trop de pertes parmi nos agents, c’est pour cela qu’il vient rôder ici. » Puis sa voix enfle: « Mais ils ne seront pas morts pour rien car tout cela trouvera sa raison. Il y a un sens, nous terminerons ce puzzle, nous le devons à l’Humanité entière. Et la Nature se pliera à notre volonté. Ce que vous voyez ici, sur cette plage, c’est notre culture qui se surpasse. Avec l’aide de l’intelligence artificielle, nous jetterons nos chaînes sur cette Mer, c’est notre promesse. » Je l’interroge sur le parc à pangolins: « Nous avons préféré les regrouper ici, eux aussi nous donnent des pièces. Et si cela s’avère nécessaire, nous les exterminerons, nous ne pouvons pas laisser courir une telle menace. » Pendant que nous parlons, l’assemblage du puzzle continue inlassablement. Cela me rassure même si l’explication du responsable ne me convainc pas totalement. René repère mon doute : « Vous pensez peut-être à l’Ile du Totem ? A votre place, c’est ce qu’y penserais mais regardez bien la plage, voyez-vous un quelconque totem ou des pièces qui se déplacent ? »
René m’invite à sortir, j’ai une dernière question: « Pourquoi avez-vous recouvert la troisième plage avec des cercles ? » Il réfléchit un instant puis hausse les épaules: « Nous n’avons jamais dessiné ces cercles. Lorsque nous sommes arrivés ici, il y avait des arbustes qui avaient été brisés par un orage. La partie supérieure des troncs à moitié rompus touchait le sable. Avec le vent ils ont tournés et ont formé tout naturellement des cercles. Nous avons pris le bois pour nous chauffer. Les cercles sont naturels. »
Le Nocher a arrêté sa barque sur la grève. Je préfère m’éloigner et reprendre mon radeau.

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