lundi 20 avril 2020

Voyage en confinitude (4) : le fond de la Mer de l'Inconnu

Voyage en confinitude (4) : Le fond de la Mer de l'Inconnu


Je ne sais plus depuis combien de temps je navigue sur cette Mer de l’Inconnu. Avec la confinitude, le temps s’estompe pour laisser place à une sorte d’immédiateté qui empêche à la fois de prendre du recul et d’imaginer l’avenir.  Mon radeau avance lentement  et sans bruit sur l’eau noire.  Je pensais que je serais seul ici avec le néant mais à nouveau je suis surpris par la présence d’une autre construction humaine: une plate-forme pétrolière se dessine à présent devant moi. Elle est éclairée comme un sapin de Noël.  Je trouve rapidement un escalier dans l’un de ses pieds et j'aboutis sur une passerelle depuis laquelle je peux voir trois tubes métalliques s’enfoncer dans la mer dans un vacarme assourdissant. Des ouvriers s’agitent un peu plus loin pour en extraire je ne sais quoi. Ils me font signe de quitter la passerelle et de monter vers la partie supérieure. Je ne me fais pas prier car l’endroit me semble peu sécurisant. Plus haut, dans un bureau en pleine effervescence, une dynamique poignée de main se dirige vers moi. Surpris je recule, j’ai peur de cette main. Le quadragénaire reprend sa main et sourit: « Ah oui bien sûr… le virus… je suis désolé, je n'y pensais plus. Je suis Bill Brahms. Tout va bien pour vous? » Je lui explique ma situation. Il est surpris que je sois resté si longtemps sur la Mer de l’Inconnu. Mais il comprend ma peur. Lui n’a pas peur. Au contraire la crise le pousse à travailler. Je l’interroge, j’aimerais savoir ce qu’il fait jaillir du fond de la mer. Il me regarde, interloqué: « Je n’en sais strictement rien. Je ne sais pas ce qui se trouve au fond de la Mer de l’Inconnu. Mais ce que je sais, c'est que cela se vend bien. »





Son raisonnement est simple, la nouvelle maladie engendre la peur. Tout ce qui pourra rassurer le client face à la peur aura une valeur marchande. Alors il exploite le fond de la Mer de l’Inconnu avec un argument imparable: le fond de cette mer, quel qu’il soit, apportera du réconfort car il possède la caractéristique incroyable de contenir l’Inconnu. Cette seule force le transforme en denrée rare. Bill Brahms garde le sourire, ses affaires se portent très bien.  Dans un premier temps, je ne peux m’empêcher de voir en lui un profiteur mais il me devance: « Vous pensez peut-être que je vends du rêve à des gens apeurés, ce n’est pas du tout mon objectif. Ce que je propose, ce sont des solutions réelles et concrètes. Qui d’autre le ferait si je n’étais pas là ? ». Il s’assied dans un fauteuil et m’indique de m’installer dans celui face à lui. Sa voix jusque là joyeuse devient terne : son père est mort du covid. C’est en sa mémoire et en celle de toutes les personnes qui luttent contre ce fléau qu’il exploite le fond de la Mer de l’Inconnu. Et il est optimiste sur l’issue du combat. J’accepte le verre de vin qu’il me donne. Je ne pensais pas boire un aussi délicieux nectar ici. Je reprends: « La récession nous menace pourtant ». L’homme lève les yeux vers le plafond: « Quand le virus sera parti, que restera-t-il ? Des gens meurtris qui auront envie de retrouver leur vie d’avant. Certains auront perdu de l’argent, d’autres en auront économisé ou auront hérité. Le goût de la fête reviendra. La résilience passera par l’acquisition de nouveaux biens! Et l’outil industriel est-il endommagé ? » En fonction des besoins futurs, Bill déplacera sa plate-forme pour aller forer dans une autre mer. C’est comme cela qu’il voit le monde et qu’il veut l’aider. Je lui demande s’il regarde parfois la Mer de l’Inconnu. Sa réponse est étrangement semblable à celle du moustachu du Paquebot de l’Info: non, jamais, cela n’intéresse ni n’aide personne. Qui achèterait de l’eau noire, froide et inconnue ? Non il préfère vendre le fond. Je l’interroge encore sur l’inéluctable récession que les spécialistes annoncent. Cette fois il est agacé: « Nous naviguons en plein inconnu. Comment peut-il exister des spécialistes de l’inconnu? Je n’ai pas le temps de les écouter mais si vous voulez en savoir plus, je sais où vous pouvez les trouver. Pour le moment, ils professent sur l’Ile du Totem. »  A ce moment, un employé fait irruption dans le bureau. La présence de Bill est requise immédiatement au sous-sol. Je reste seul dans le bureau quelques instants. Je regarde la mer à l’horizon. C’est vrai, elle a, forcément, un fond. L’Inconnu est limité. Je me rassure. Dans le ciel, Vénus m’offre son éclat et, pour la première fois depuis des lustres, je distingue aussi l’étoile aux couleurs multiples. Il reste encore bien des voiles dans le ciel sombre mais Sirius me sourit de ses mille feux. Cette étoile seule ne me permet pas de retrouver le Nord mais au moins elle me rappelle que la voûte céleste, tout comme le fond de la mer, existent. Avec ou sans ce virus. Je retourne vers mon radeau.

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