mercredi 29 avril 2020

Voyage en confinitude (7) : La bouée cardinale


Voyage en confinitude (7) : La bouée cardinale


Mon radeau glisse sur l’eau noire de la Mer de l’Inconnu. J’ai l’impression que la nuit a été brisée et que nous nous dirigeons enfin vers l’aube.  Dans l’obscurité je distingue nettement et  régulièrement six scintillements suivis d’un éclat long. Je décide évidemment de me rendre dans cette direction. Il me faut un quart d’heure pour atteindre l’objet que je reconnais aussitôt: une bouée cardinale. Je l’observe pour tenter de comprendre son message. Les bouées cardinales sont normalement quatre, placées autour d’un danger.  La bouée est solide et neuve, sa base est de couleur noire surmontée d’une bande jaune et au-dessus deux triangles noirs placés sur leur pointe dominent la structure. C’est une bouée sud, le danger se situe donc au nord. Mai j’ignore où se trouve le nord. La lune éclaire la partie jaune de la bouée et je peux y reconnaitre un tag sans ambiguïté : le dragon aux écailles. Etrangement l’idée de me retrouver face à lui ne me fait pas peur, au contraire, j’ai l’impression qu’il pourrait bien être la clé du mystère de cette Mer. Il doit porter la vérité.
Un vent bienvenu chasse les nuages et le ciel sombre laisse passer le scintillement des étoiles. Par chance la Grande Ourse se dévoile. De là c’est un jeu d’enfant de retrouver l’étoile polaire et donc le Nord.  Risqué ou pas, je rame et je dépasse la bouée vers le nord. Une vingtaine de minutes plus tard, l’eau devant moi s’agite subitement. Je m’agrippe à mon radeau. Des remous le font trembler. Je dois avouer que, même animé par une curiosité infinie, je ne peux empêcher la peur de s’immiscer en moi. De larges bulles déforment la surface de l’eau. Au contact de l’air, elles explosent en émettant un léger bruissement. Bientôt je navigue sur elle et j’ose plonger le regard vers les profondeurs, à la recherche du dragon.  L’eau bouge comme si un animal respirait sous moi. Mais je ne vois rien d’autre. La peur au ventre, je crie pour l’attirer et je frappe avec ma rame dans l’eau: « Vas-tu sortir! Vas-tu enfin te montrer! Je veux voir tes écailles, je veux connaitre la vérité ! ». Mais le bruit n’attire que des bulles, sans même en changer la fréquence. Alors je me couche sur le radeau et je regarde le ciel. Les constellations sont à nouveau masquées. Je rage. J’ai cru qu’il y aurait une réponse ici, dans le danger mais il n’y a ni réponse ni véritable danger, seulement quelques bulles sortant de l’eau. Les autorités ont installé des bouées pour annoncer un danger inexistant. Mais pour quelle raison ?



Je me remets à ramer vers la bouée nord. Et là, à ma grande surprise, un technicien la répare tandis que son collègue l’assiste depuis un bateau à moteur. Le technicien m’interpelle: « D’où venez-vous ? Vous avez traversé la zone dangereuse ? ». Je lui avoue mon parcours. Il n’est pas content, je n’aurais pas du passer par là. Je le rassure: « Si c’est à cause du dragon, je vous rassure, il n’est pas là. ». Il ricane: « Un dragon? C’est idiot. Il n’y a pas de dragon. Les bouées indiquent des hauts fonds. Evidemment avec votre radeau vous avez pu passer mais les bateaux, eux, peuvent s’éventrer en passant là. Quand nous plaçons une borne c’est qu’il y a du danger. »  Il s’énerve, il estime que je ne pouvais pas passer par là, il va donc prévenir la police.
Je ne cherche pas à m’expliquer, je reprends la mer dans un regard en arrière. Peu après, une vedette au gyrophare bleu s’immobilise à mes côtés. Un policier, ou un garde-côte, me questionne. Il veut savoir ce que je trafique sur la Mer de l’Inconnu, en pleine confinitude. Je tente: « Pour comprendre le néant, j’ai quitté ma famille sur ce radeau et je visite l’Inconnu. » Il me regarde avec un air totalement ahuri mais il continue à appliquer son règlement: « Est-ce un voyage essentiel? ». Sa question m’amuse et je souris en répondant: « Je n’en sais rien, mais c’est un voyage existentiel. » Il n’aime pas mon humour, je le lis dans ses yeux. Je n’aurais pas du dire cela. Il appelle son chef bien entendu. Je répète à l’officier l’objet de ma présence. Une discussion s’engage car mon voyage n’entre pas dans la catégorie de ce qui est autorisé pendant la confinitude, ni dans la catégorie de ce qui ne l’est pas. Je suis sur une embarcation loin de chez moi certes mais le radeau n’est pas un moyen de transport, il s’agit plutôt de la pratique d’un sport, en solitaire, ce qui n’est pas strictement interdit.  L’officier se penche vers moi: « Combien de temps comptez-vous rester sur l’eau? ». Je souffle: « Je l’ignore, vous savez, je veux rentrer chez moi. Moi j’ai entendu parler d’un dragon… » Il hausse la voix: « Balivernes. Ce dragon est une fumisterie inventée par les résidents de l’Ile du Totem. Rentrez chez vous au plus vite. Il n’y a rien à apprendre ici. ». Je lui souris en commençant à ramer: « Justement, c’est le néant que je cherche. »

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