Voyage en confinitude (7) : La bouée cardinale
Mon radeau glisse sur l’eau noire de la
Mer de l’Inconnu. J’ai l’impression que la nuit a été brisée et que nous nous
dirigeons enfin vers l’aube. Dans
l’obscurité je distingue nettement et
régulièrement six scintillements suivis d’un éclat long. Je décide
évidemment de me rendre dans cette direction. Il me faut un quart d’heure pour
atteindre l’objet que je reconnais aussitôt: une bouée cardinale. Je l’observe
pour tenter de comprendre son message. Les bouées cardinales sont normalement
quatre, placées autour d’un danger. La
bouée est solide et neuve, sa base est de couleur noire surmontée d’une bande
jaune et au-dessus deux triangles noirs placés sur leur pointe dominent la
structure. C’est une bouée sud, le danger se situe donc au nord. Mai j’ignore
où se trouve le nord. La lune éclaire la partie jaune de la bouée et je peux y
reconnaitre un tag sans ambiguïté : le dragon aux écailles. Etrangement l’idée
de me retrouver face à lui ne me fait pas peur, au contraire, j’ai l’impression
qu’il pourrait bien être la clé du mystère de cette Mer. Il doit porter la
vérité.
Un vent bienvenu chasse les nuages et
le ciel sombre laisse passer le scintillement des étoiles. Par chance la Grande
Ourse se dévoile. De là c’est un jeu d’enfant de retrouver l’étoile polaire et
donc le Nord. Risqué ou pas, je rame et
je dépasse la bouée vers le nord. Une vingtaine de minutes plus tard, l’eau
devant moi s’agite subitement. Je m’agrippe à mon radeau. Des remous le font
trembler. Je dois avouer que, même animé par une curiosité infinie, je ne peux
empêcher la peur de s’immiscer en moi. De larges bulles déforment la surface de
l’eau. Au contact de l’air, elles explosent en émettant un léger bruissement.
Bientôt je navigue sur elle et j’ose plonger le regard vers les profondeurs, à
la recherche du dragon. L’eau bouge
comme si un animal respirait sous moi. Mais je ne vois rien d’autre. La peur au
ventre, je crie pour l’attirer et je frappe avec ma rame dans l’eau:
« Vas-tu sortir! Vas-tu enfin te montrer! Je veux voir tes écailles, je
veux connaitre la vérité ! ». Mais le bruit n’attire que des bulles,
sans même en changer la fréquence. Alors je me couche sur le radeau et je
regarde le ciel. Les constellations sont à nouveau masquées. Je rage. J’ai cru
qu’il y aurait une réponse ici, dans le danger mais il n’y a ni réponse ni
véritable danger, seulement quelques bulles sortant de l’eau. Les autorités ont
installé des bouées pour annoncer un danger inexistant. Mais pour quelle raison
?
Je me remets à ramer vers la bouée
nord. Et là, à ma grande surprise, un technicien la répare tandis que son
collègue l’assiste depuis un bateau à moteur. Le technicien m’interpelle:
« D’où venez-vous ? Vous avez traversé la zone dangereuse ? ».
Je lui avoue mon parcours. Il n’est pas content, je n’aurais pas du passer par
là. Je le rassure: « Si c’est à cause du dragon, je vous rassure, il n’est
pas là. ». Il ricane: « Un dragon? C’est idiot. Il n’y a pas de dragon. Les bouées indiquent des hauts fonds. Evidemment avec votre radeau vous avez pu passer
mais les bateaux, eux, peuvent s’éventrer en passant là. Quand nous plaçons une
borne c’est qu’il y a du danger. »
Il s’énerve, il estime que je ne pouvais pas passer par là, il va donc
prévenir la police.
Je ne cherche pas à m’expliquer, je
reprends la mer dans un regard en arrière. Peu après, une vedette au gyrophare
bleu s’immobilise à mes côtés. Un policier, ou un garde-côte, me questionne. Il
veut savoir ce que je trafique sur la Mer de l’Inconnu, en pleine confinitude.
Je tente: « Pour comprendre le néant, j’ai quitté ma famille sur ce radeau
et je visite l’Inconnu. » Il me regarde avec un air totalement ahuri mais
il continue à appliquer son règlement: « Est-ce un voyage
essentiel? ». Sa question m’amuse et je souris en répondant: « Je
n’en sais rien, mais c’est un voyage existentiel. » Il n’aime pas mon humour,
je le lis dans ses yeux. Je n’aurais pas du dire cela. Il appelle son chef bien
entendu. Je répète à l’officier l’objet de ma présence. Une discussion s’engage
car mon voyage n’entre pas dans la catégorie de ce qui est autorisé pendant la
confinitude, ni dans la catégorie de ce qui ne l’est pas. Je suis sur une
embarcation loin de chez moi certes mais le radeau n’est pas un moyen de
transport, il s’agit plutôt de la pratique d’un sport, en solitaire, ce qui
n’est pas strictement interdit.
L’officier se penche vers moi: « Combien de temps comptez-vous
rester sur l’eau? ». Je souffle: « Je l’ignore, vous savez, je veux
rentrer chez moi. Moi j’ai entendu parler d’un dragon… » Il hausse la
voix: « Balivernes. Ce dragon est une fumisterie inventée par les
résidents de l’Ile du Totem. Rentrez chez vous au plus vite. Il n’y a rien
à apprendre ici. ». Je lui souris en commençant à ramer: « Justement,
c’est le néant que je cherche. »
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