Voyage en confinitude (3): le paquebot de l’info
Mon radeau n’avance plus depuis trois heures. Je me suis
couché pour tenter de regarder le ciel plutôt que les flots noirs. Mais la voûte céleste a disparu sous des nuages
épais et sinistres. Une point lumineux pourtant parvient à trouer le voile,
j’imagine qu’il doit s’agir de Vénus. Je me souviens qu’elle devait être très
visible en ce mois d’avril. Distinguer un peu de sa lumière, qui n’est autre
que celle du soleil, me rassure.
Je suis seul sur l’eau étrangement
calme. Je me rends compte que j’ai suivi la direction de fuite du monstre
marin. Il ne me fait pas peur, au contraire ses écailles, sur lesquelles
figurerait la vérité, auraient plutôt tendance à m’attirer vers lui.
Toute l'info
Des remous agitent subitement mon
radeau. Je m’assieds et j’observe autour de moi. Les vaguelettes proviennent
d’une masse qui étincelle faiblement au loin. Il pourrait s’agir d’écailles
argentées. Je prends ma rame et je dirige mon embarcation vers la masse
inconnue. Plus je m’approche, plus je prends conscience de la dimension
titanesque de ce qui semble bien être un paquebot. Ses flancs scintillent en
effet devant moi. J’observe la paroi qui bouche à présent tout l’horizon. Je
distingue à présent une échelle métallique. J’y attache mon radeau puis je
gravis les échelons. L’ascension est longue, mon radeau n’est plus qu’une
faible tache brune sous mes pas lorsque j’arrive enfin au terme de la montée.
J’aboutis sur le pont arrière, rempli de caisses et de containers de tous les
formats. La superstructure se dresse devant moi, un étage intermédiaire y est
éclairé. Je m’y précipite immédiatement par l’escalier extérieur. Après avoir gravi ce dernier, une porte
automatique glisse et me dévoile une pièce emplie d’écrans géants sur lesquels
défilent des images et des chiffres, dans toutes les langues. Des gens sont
assis sur des fauteuils à roulettes. Ils téléphonent et agitent leurs doigts
sur les claviers d’ordinateurs. Personne ne prête attention à moi. Sauf un
moustachu portant de petites lunettes et une casquette qui m’apostrophe
soudain. « Tu viens avec les news de quel pays? Tu remplaces qui au juste
? Je ne t’ai jamais vu ! ». Je dois avoir un air totalement ahuri, je
ne sais que dire, je finis par bafouiller: « Je… je… je suis perdu. Je
navigue sur la Mer de l’Inconnu… ». La moustache sursaute: « Ça
n’intéresse personne ça la Mer de l’Inconnu. C’est invendable. Comment es-tu
arrivé ici ? ». Pendant qu’il pianote sur un clavier, je lui parle de mon
radeau, de l’échelle, de mon angoisse. Il s’arrête subitement: « Si je
comprends bien, tu aimerais comprendre le coronavirus, tu aimerais saisir le
covid. Cela te soulagerait ? ». Mon visage s’illumine: « Oui c’est
ça, si je connaissais cela, je ne serais plus en confinitude, je pourrais rejoindre
mes terres et revivre normalement. »
Il hausse les épaules: « Alors tu es bien tombé. Ce bateau contient
toutes les informations disponibles sur cette pandémie. Absolument toutes. Tu
peux fouiller tout ce que tu veux, notre cargaison est uniquement constituée de
rapports sur cette saloperie et il en arrive de nouveaux toutes les secondes.
Les meilleures sont affichées à l’extérieur, elles brillent comme des titres à la une » Il
poursuit son explication en me disant que les plus intéressantes sont affichées
sur le bateau et diffusées partout dans le monde, tout est accessible. Et il
termine: « Allez voir par vous-même, toutes les portes sont
ouvertes. Tout est transparent ici, c’est notre devise.»
Je quitte la pièce et je plonge dans
les entrailles du bâtiment. Effectivement je découvre partout des boîtes de
rapports et de documents. Un classement sommaire a été effectué, par experts,
par pays. Je lis rapidement un article
au hasard, puis un autre et encore un autre. Je m’assieds sur un tas de papier
et je baisse le regard. Je n’apprendrai
rien car tout se trouve ici : tout et son contraire. « Il faut porter un
masque », « il n’est pas nécessaire de porter un masque »,
« le virus est d’origine animale », « le virus est d’origine
artificielle ».
Plocon
Je ne sais pas
combien de temps je reste là, au milieu de la cohue silencieuse des dépêches.
Une ombre s’approche de moi. L’ombre est
un homme vêtu d’une cape, d’un chapeau et d’un masque noirs. Il coupe chacune
de ses syllabes pour me demander si je veux connaitre la vérité sur le virus.
J’opine de la tête, il me demande de le suivre. Il m’emmène dans des zones peu
éclairées et là, à l’aide d’une lampe de poche il me montre quelques articles
et collecte des fiches. Nous passons de pont en pont, de salle en salle. Mon
guide a même creusé un passage dans une paroi pour rejoindre directement
l’étage inférieur. Un lieu inaccessible autrement m’affirme-t-il fièrement.
Après deux heures de recherches, il me dévoile enfin sa théorie: les Chinois
ont créé un virus surpuissant pour affaiblir la civilisation occidentale et
s’imposer à elle. Tout est limpide dans l’explication: le marché aux animaux à
proximité d’un laboratoire P4. Bien entendu le monde occidental veut cacher
cette vérité et tous les chiffres sont faux. Il existe un antidote au virus
mais les Européens ne l’auront jamais. L’homme masqué jubile: « N’est-ce
pas évident quand on réfléchit un tout petit peu? » Et il me donne toutes
les fiches rassemblées, preuve ultime de sa démonstration.
La porte métallique claque et le
moustachu surgit, passablement énervé: « Plocon! Que fais-tu ici! Tu as
encore détruit une paroi! Tu es fou, le bateau finira par chavirer avec tes
idioties. ». Le masqué s’échappe en criant: « De toutes façons il
coulera ce paquebot, c’est bien la preuve que rien de ceci n’est vrai ».
Le moustachu hausse les épaules:
« Je suis navré que vous ayez rencontré Plocon. Celui-ci ne participe pas
à notre travail rigoureux de collecte de l’information. C’est un passager
clandestin dont je me passerais bien. Ses théories fumeuses nous font perdre
beaucoup de temps. Pouvez-vous me donner ses fiches ? ». Je lui tends, il
les regarde puis s’exclame qu’il n’avait pas encore vu cette combinaison. Je
lui demande ce que va devenir cette théorie. Il m’entraîne alors dans une autre
pièce et y dépose les fiches: « Je vais les archiver évidemment. Car
maintenant c’est devenu une information que certains voudront consulter. »
Je ne crois pas un seul instant en cette théorie, pas plus qu’en celle qui dirait
que le virus est d’origine américaine ou qu’il a été déposé sur terre par des
aliens. Le moustachu retourne à toute allure vers son quartier général car des
nouvelles fraiches doivent arriver. Je le suis dans les coursives: « Mais
qui est ce Plocon ? D’où vient-il? ». Il ricane: « C’est l’un de ces
idiots de l’Ile du Totem. Il leur faut une explication à tout. Leur problème
c’est qu’ils ne comprennent pas que nos infos doivent être prises ensemble, pas
séparément et qu’on ne peut pas les mélanger n’importe comment. Ça ils ne
comprennent pas, jamais. On leur a déjà expliqué cent fois pourtant! Mais
ça ne sert rien. Ils sont convaincus que nous faisons partie de leur problème.»
Avant de couler
Nous aboutissons à un ascenseur. Le moustachu appuie violemment sur son étage.
J’ose encore lui demander: « Mais pourquoi a-t-il dit que ce bateau
coulerait-il? » Il sourit: « Nous transportons de l’info ! Tôt au
tard, elle flétrit et plus personne n’en veut. Alors l’armateur préfère muter
l’équipage et couler le bateau. Que voulez-vous qu’il fasse avec toute cette
masse de documents devenus inutilisables? Lors du naufrage, il faut voir les
Totemiens venir se délecter de nos cales et choisir les infos qui leur
conviennent. Ils sont comme des hyènes autour d’un cadavre. » Les portes
s’ouvrent, l’homme est arrivé, il sort de la cabine. J’ai repéré le bouton de
l’étage de poste de pilotage. Je veux m’y rendre avant de partir. Deux minutes
plus tard, j’entre dans une pièce qui dispose d’une verrière panoramique. La
vue est imprenable sur la Mer de l’Inconnu, toujours aussi sombre. Je pensais
trouver un commandant et des marins mais il n’y a personne. La barre est
abandonnée depuis longtemps. J’examine les écrans et les radars, tout est
calme. Je me souviens avoir vu un reportage sur les grands porte-conteneurs qui
traversent les océans avec seulement quelques membres d’équipage. Ici, le bateau est entièrement automatisé. Je
finis par comprendre que l’écran central représente la route empruntée. Le
chemin me saute soudain aux yeux: un gigantesque cercle. Le paquebot tourne en
rond sans doute depuis sa création et jusqu’à son sabordage lorsqu’il
retournera dans le néant de mer. Je
décide de retourner à mon radeau. Je jette un dernier regard au large avant de
descendre l’échelle. Et là je crois apercevoir le monstre marin au loin.
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