Voyage en confinitude (2): l'Ile du Totem
Mon fragile radeau s’aventure sur la
Mer de l’Inconnu. L’eau est noire et froide. Les vagues sont glacées et
recouvrent par moments mon corps tétanisé. Je rame pourtant car depuis quelques
heures j’ai aperçu une tache grise triangulaire à l’horizon. Une île finit par
surgir devant moi. J’accoste dans un petit port. Un homme sans âge, dans une
bure à la couleur indéfinissable, me prévient: l’eau est extrêmement profonde,
il faut bien agripper le ponton pour éviter la noyade. Dans ma confinitude,
c’est le premier humain que je croise. Il ne me semble pas angoissé alors qu’il
vit au cœur de l’Inconnu. Il m’emmène sur la place du port et nous entrons dans
une taverne. La porte se referme et je me sens en sécurité. Un feu crépite dans
la cheminée ouverte et il y a même quelques bougies qui éclairent faiblement la
pièce. Des gens parlent les uns à côté des autres, ils ne semblent pas
dialoguer mais ânonner des phrases. Je ne les vois pas tous, ils doivent être
une trentaine, peut-être plus. Mon hôte
m’offre un verre d’une sorte de bière plate, sans goût, qui ne me désaltère
pas. Il croit me rassurer en me précisant qu’elle est sans alcool. Puis il me
sourit: « Vous ne devez pas avoir peur. La Mer de l’Inconnu ne vous veut
aucun mal. » Ce n’est pas la perception que j’en ai, tout m’angoisse
justement sur ses eaux. Je ne réponds rien, perdu dans mes pensées. Il insiste:
« Nous savons depuis toujours ce qu’est cette Mer et surtout qui la guide.
Nous pouvons vous enseignez cela et vous trouverez le réconfort et la sagesse
ici ». Hébété, je le regarde toujours a quia. « Il vous suffit de
nous faire confiance et d’écouter nos réponses. Nous avons toutes les
réponses. » Enfin je sors de ma
torpeur et je lui demande pourquoi j’ai été poussé sur cette Mer et comment je
peux rentrer chez moi. L’homme lève les mains au ciel: « Mon fils! Tout cela est évident. Dieu, qui est
infiniment bon, a voulu cette mer, il l’a créée pour nous mettre à l’épreuve.
Si nous respectons ses consignes alors rien de fâcheux ne peut nous arriver,
jamais. » Je ne comprends pas son raisonnement. Pour quelle raison un être
de toute bonté créerait-il un endroit aussi infâme.
Le totem
Etonné par ma présence, un
autre ilien s’approche de nous. Sa bure élimée affiche un vague vert passé, son
visage est émincé. Il s’impose dans la discussion: « N’écoutez pas cet
illuminé, cette histoire de dieu n’a pas de sens, ce qui compte c’est de
respecter la Nature. Or nous ne l’avons pas respectée alors la Mer de l’Inconnu
est apparue. Respectons la nature et tout retournera dans l’ordre. »
Je les observe, ils semblent
bienveillants et étrangement heureux dans cet environnement morbide. Puis je
les interroge: comment faire ?
Ils m’entrainent à l’arrière de la
taverne, dans une sorte de cour que jouxtent de nombreuses portes. C’est là
qu’ils vivent tous. Les deux hommes ouvrent une porte pour me montrer leur
logement. J’entre. La porte se ferme. Je suis bloqué dans une cellule. Il y a
un livre sur un bureau. Je l’ouvre. Il contient des milliers de pages. Je le
feuillette distraitement. On y parle de Mer de l’Inconnu, c’est vrai. Le bureau
est installé devant une fenêtre qui donne sur une sorte de grand totem au
milieu d’une cour circulaire gigantesque. D’ici on n’entend pas le bruit de la
Mer, on ne la voit pas non plus mais elle est dessinée sur le totem, tout comme
le Phare des Chiffres et une sorte de dragon marin. Autour de moi, je vois
des centaines de fenêtres, à la même distance que la mienne, qui entourent ce
totem, formant un rond titanesque de plusieurs étages.
Le Monstre de la Vérité
Subitement, un cri affreux retentit. La
porte s’ouvre, les deux hommes sont surexcités: le Monstre de la Vérité arrive. Il
faut aller le voir, le plus vite possible, avant qu'il ne sombre dans l'onde noire. Nous courons vers le ponton. Mais nous arrivons trop tard.
Je vois une tête informe, couverte de plaquettes dorées s’enfoncer dans la Mer.
Une foule est massée sur le port. Des gens prient et chantent. Un dévot affirme
qu’il a eu le temps de lire la sentence écrite sur l’une des plaquettes dorées.
Un autre refuse de le croire et proclame en avoir lu une autre. Une dispute
s’engage. Mes deux hôtes en viennent aussi aux mains à propos de
l’interprétation de ces sentences.
Profitant de cette confusion, je me
précipite sur mon radeau et le détache du ponton. Je préfère encore reprendre
la mer, même noire, même froide, plutôt que passer ma vie à regarder un totem
en lisant un livre. Mon angoisse me semble subitement un peu plus digne, un peu
plus supportable. Sans un regard en arrière, je m’éloigne de cette Ile du Totem.
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