Confiné et confini
Le
confinement rassure et angoisse à la fois. La pandémie charrie la peur et
colporte les propos les plus délirants comme les plus sérieux. J’ai été
tétanisé, incapable de lire, d’écrire ou même, et surtout, de regarder la
télévision. La philosophie ne m’aidait plus jusqu’à ce que je trouve enfin une
issue de secours que j’aimerais vous confier. Et si nous reconnaissions que
cette pandémie nous conduit, parce qu’elle déshumanise la mort, non seulement
au confinement mais surtout à la confinitude ?
Le
confinement se construit sur les mots « cum » et
« finis ». Etre confiné, c’est
être renvoyé aux confins du mondes, contre les frontières, contre les
barrières, là où la terre plonge dans l’inconnu. Une très belle région du monde
garde la trace de cette étymologie, le Finistère.
Mais
comment confiner une population sur son propre territoire, à l’intérieur de ses
propres maisons ? En fermant les portes et en clouant les fenêtres ? Ce ne serait qu’un premier pas car chaque
habitant sait que la rue l'attend derrière la porte et les fenêtres. Il
entendrait le délicat chant des oiseaux.
Le
confinement en ses propres terres ce serait remplacer cette porte par une
situation inconnue, incompréhensible, inexplicable et dangereuse. La porte s’ouvrirait
alors sur l’angoisse.
Dès
l’aube des mesures gouvernementales, en quelques fractions de seconde, je me
suis confronté, c’est-dire étymologiquement « cum »
« frontis », mis au front, avec l’inconnu. Et tout d’abord par des
symptômes dans mon propre corps: Suis-je malade? Quelles sont ces douleurs qui
m’étreignent ? Vais-je contaminer mes proches ? Reverrai-je mes amis ? Combien
de vies ce coronavirus va-t-il faucher ? Par peur, fidèle au Mur de Waters, je
me suis confiné.
Grâce,
ou à cause, des moyens de communication modernes, la porte et la fenêtre ne
sont pourtant jamais vraiment fermées. Donc un flux continu d’images, plus
insoutenables les unes que les autres, déferlent sur les écrans. J’ai été
débordé. Hébété. Abasourdi. Incapable d’encore voir ou entendre ces
informations. Incapable d’écrire. Devant l’angoisse, la raison reculait. Ma si
chère philosophie ne pouvait plus m’aider.
Mon clavier était muet. Mes tourments sont insignifiants mais je tenais à
expliquer par quel vent contraire j’ai été cloué contre cette foutue porte,
incapable d’encore communiquer, d’encore penser.
La
chouette de Minerve
Passé
ce long effarement, j’ai enfin pu me concentrer sur la situation pour tenter
d’en tirer un questionnement philosophique, pour me rassurer donc, pour me
souvenir que ce chemin, avant de traverser la Vallée des Larmes devait bien
provenir de quelque part, à défaut de ne
mener nulle part. Dans les ténèbres, c’est la chouette de Hegel qui est la
première venue à mon secours, timidement.
Ou plus précisément celle de Minerve: « Ce
n’est qu’au début du crépuscule que la chouette de Minerve prend son
envol » ( in « Principes de la
philosophie du droit »). J’avais
toujours interprété cette phrase en lui faisant dire que la philosophie venait
chronologiquement après les autres disciplines, qu’il lui fallait du temps pour
assimiler les faits et les synthétiser. Cette fois le hululement de la chouette
me rassurait dans ma tempête intérieure : l’effarement n’était pas
forcément une tare.
Dans
la crise, les autres disciplines occupent le terrain et cela est très bien:
médecine, aide aux personnes, collecte d’immondices, recherche scientifique,
alimentation, information… toutes ces personnes qui veillent sur la cité et sur
ses habitants. Des hommes et des femmes
qui ont pu ou qui ont du maîtriser la situation. Et auxquels, très humblement,
j’adresse mon admiration.
Moi
je suis resté prostré devant cette porte fermée sans oser la toucher, espérant
que le monstre reste dans la rue. Je dis bien dans la rue, pas dans une autre
maison, pas dans une autre ville ou un autre pays, non qu’il épargne
l’Humanité. Et pour cela, mes
connaissances en philosophie sont inutiles.
Au
creux de l’angoisse et de la tristesse, l’impuissance s’est lovée. Je ne pouvais
que respecter les consignes: le confinement.
L’inconnu
Retour
à cette porte fermée sur l’inconnu: derrière elle, un être minuscule dont on ne
sait s’il fait partie du règne des vivants ou pas. Un ennemi qui est réduit à
des statistiques, à quelques observations, à quelques hypothèses bien trop
récentes pour avoir déjà une validité scientifique avérée. Et qui se prête donc
à toutes les spéculations, dont les réseaux sociaux s’emparent aussitôt pour
les acheminer vers un marché de l’information plus dérégulé que jamais.
Sur
cette connaissance scientifique balbutiante se greffent des décisions
politiques contraignantes et une communication dont les enjeux profonds nous
échappent. Les propos sont-ils exagérément rassurants ou, au contraire,
alarmistes ? Tout, et son contraire, est possible. Une propagande est l’œuvre,
c’est de bonne guerre. Devant l’urgence, qui est raisonnablement expliquée par
le risque de saturer les hôpitaux, des mesures d’exception sont admissibles.
L’Autorité
est inspirée par des experts et exercée par des partis. Certes, les uns comme
les autres ne sont pas guidés par la démocratie mais la Constitution autorise de telles décisions. Il faudra pourtant impérativement veiller à ce qu’ils
rendent rapidement ces pleins pouvoirs. Opposition et presse y veilleront. En
Belgique, contrairement à d’autres pays, nous pouvons avoir une confiance
relative sur ce point essentiel. A ce stade, à mes yeux, il n’y a pas lieu de
s’inquiéter pour cela.
Certains
se rassurent
En
regardant cette porte barricadée, je peux aussi entendre des explications nées
de mythologies consolatrices. Le principe est éculé : cette calamité nous
arrive car nous avons fait le mal. Autrefois nous avions péché contre Dieu.
Aujourd’hui ce sont nos mauvaises actions envers la Nature ou envers les
animaux qui sont la cause de ce fléau. Peter Singer, par exemple, s’engouffre
dans cette explication pré-moderne (Philosophie
Magazine, avril 2020). A ses yeux, si nous voulons éviter le retour de
pandémies, il faudra traiter les animaux à notre égal.
Ces
croyances peuvent rassurer car elles permettent à l’humain de reprendre un peu
le contrôle sur le cours des événements. Cependant c’est Leibniz et sa
Théodicée qui viennent frapper à ma porte close. La Théodicée veut expliquer l’existence
du mal malgré la toute-puissance et la bonté de Dieu. L’écologiste convaincu se
retrouve lui aussi devant un paradoxe : comment cette Nature qu’il chérit
tant peut avoir produit une catastrophe de cette ampleur ? Dans un cas, comme
dans l’autre, la faute sera rejetée sur l’homme qui ne respecte pas
l’orthodoxie de l’idéologie en vogue.
Ici,
ces explications d’essence médiévale sont pourtant contrebalancées par une inclinaison
vers la Modernité. Ceux pour lesquels l’humanité est prioritaire, sont tournés
vers les capacités techno-scientifiques issues de la raison cartésienne. Ce
qu’il faut trouver, ce sont des vaccins, des médicaments et du matériel
nécessaire à soigner, à guérir, le plus vite et le plus largement possible.
Par
ailleurs, certains pensent qu’il leur est permis de connaitre l’après-crise et
formulent des hypothèses: divorces ou suicides en surnombre, ou au contraire
resserrement des liens familiaux, consommations mieux mesurées ou bien rebond,
etc. D’autres affirment que nous assistons à l’effondrement de la société
capitaliste. Il s’agit peut-être d’un chant du cygne mais n’oublions pas que le
libéralisme peut se nourrir des chocs et autres crises. De plus, l’outil
industriel n’est pas dégradé, les usines ne sont pas détruites.
Chacun
projette ses propres aspirations ou les invente pour son voisin. Voilà aussi
qui peut permettre de se rassurer en imaginant que l’éventuelle rupture sera
soumise à des prédictions compatibles avec ses propres fantasmes. Tout cela, in
fine, permet d’apporter un réconfort intérieur aux convaincus.
Un
temps écrasé, sans deuil possible
Mon
angoisse ne peut pas être réduite par ces moyens, elle vient d’ailleurs. A force de regarder cette porte
fermée, j’ai fini par comprendre que ma peur vient, à proprement, parler du
néant. Car oui c’est bien le néant qui m’aspire dans cette crise. Cette maladie
me déstabilise car elle me plonge, en écrasant le temps, dans l’absurdité de la
vie et donc dans celle de la mort.
En
effet les morts habituelles sont codifiées, ritualisées et socialement
balisées. Avec le coronavirus, elles sont vécues en dehors de tout récit
apaisant. Ces images, ces pensées sont insupportables: un patient arraché à sa
famille, conduit dans une chambre stérile, mourant près d’humains qui ne
peuvent le toucher, et ensuite soustrait à toute personnification pour devenir
un chiffre dans une statistique, être transformé, à la chaine, en poussières
puis transporté dans une urne en convoi militaire. La famille ne peut pas faire son deuil, pas même se
réunir ou rencontrer des amis. Les proches ne le sont plus que par des écrans
interposés. Tout cela nous conduit directement, sans repos, à notre finitude, à
la finitude. Car un processus d’écrasement du temps est à l’oeuvre.
Confiné
et confini
Nous
le savons bien : notre mort n’intéresse personne à long terme. Nous
pouvons ignorer ce fait trivial car nous savons que, pour le court terme par
contre, les sociétés humaines ont établi des rites funéraires pour faciliter le
deuil. Mais avec le coronavirus, ce long
terme est écrasé en un insoutenable court terme, presque un instantané dans la
mesure où certaines images sont diffusées en direct. Notre finitude se
rapproche de nous, elle nous saute aux yeux, au journal télévisé, dans une
salle d’urgence italienne, devant des malades sous un plastique bleu. Et toute
l’absurdité de la vie, de notre vie et de celle des autres, nous étouffe. Nous
sommes confinés à cette finitude. C’est ce que j’aimerais nommer la confinitude.
Vite,
il faut donner de l’oxygène à cet encerclement. Etrangement, après Hegel et
Leibniz, c’est mon vieux maître, Herbert Spencer, qui est alors venu à mon
aide. Dans ses « premiers principes » il évoque le développement de
la connaissance comme un ballon que l’on gonfle. La quantité de savoirs
augmente à l’intérieur et la surface de contact avec l'extérieur, l’inconnaissable s’accroit. Pour lui, sur cette maigre enveloppe se trouvent les
scientifiques, les philosophes et les théologiens qui parviennent, parfois,
à faire passer des éléments de l’inconnu
vers le connu. Et si c’était cela qui se trouvait derrière la porte, hors de la
confinitude ? On peut oublier,
pour reprendre la qualification de Nietzsche, la pédanterie de Spencer, et
nous imaginer tous installés par le coronavirus au bord de l’univers, sur
l’enveloppe du ballon. Ouvrir la porte, regarder au-delà, cela nous offrirait
alors une chance de saisir le non-être. Et
au-delà de la finitude ou de l’univers, par définition, il n’y a rien. Le coronavirus,
avec ou sans confinement, nous a tous invités à nous asseoir au bord du monde,
à ses confins.
Et
donc, après avoir régulé l’angoisse, si l’on ouvre cette porte sur la rue, ce
que l’on fera entrer, c’est un peu d’inconnu, et même plus précisément
d’inconnaissable. Nous ne connaitrons rien de plus sauf peut-être justement que,
dorénavant, nous en connaissons un peu moins. Et Nietzsche de sourire « Ce n’est pas le doute, c’est la
certitude qui rend fou » (in « Ecce Homo »).
François-Xavier HEYNEN - avril 2020
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