Voyage en confinitude 1 : le Phare des Chiffres
Dans mon précédent post, j’ai utilisé le
terme « confinitude » pour désigner cette situation étrange qui nous
oblige à camper aux confins de l’inconnu. Je conçois en effet le virus comme un
inconnu dangereux et, donc, anxiogène. Cette confinitude nous pousse à côtoyer
le non-être. J’avais notamment proposé le terme de télédeuil pour indiquer que
les mesures actuelles qui encadrent la mort la déshumanisent en annihilant les
rites funéraires indispensables.
La Mer de l'Inconnu
Dans ce confinement, seul le voyage en
confinitude me semble possible. Aussi j’aimerais embarquer sur mon frêle radeau
et m’aventurer dans les eaux incertaines de la Mer de l’Inconnu.
L’embarcation dérive bien sûr car, dans
l’inconnu que le coronavirus déploie, les références dogmatiques
traditionnelles ne m’offrent pas de cap.
J’ai décidé de me laisser guider par ce
que je ressens et/ou ce qui entre dans mon champ de compétence. Ma première
étape me conduit aux chiffres.
Une remarque m’a heurté lors de la conférence
de presse quotidienne du centre de crise (14/04/2020) durant laquelle les chiffres relatifs
à la maladie sont égrenés. Cette phrase est la suivante: «Il serait totalement irresponsable de commencer à interpréter
nous-mêmes ces chiffres et adopter chacun un comportement différent en fonction
de cette interprétation ».
L’objectif bien sûr est d’éviter que
les citoyens se libèrent du confinement en prétextant que les chiffres le
permettent. Et il n’est pas question ici de remettre en cause les mesures
sanitaires.
Toutefois l’affirmation me semble être
déplacée. En effet les chiffres peuvent rassurer et apporter du réconfort.
Depuis la plus Haute Antiquité, des humains ont voué une fascination aux
nombres et ont construit des théories autour d’eux, scientifiques ou
religieuses.
Le Phare des Chiffres
Au coeur de notre tempête actuelle, les rares données objectives
(pour peu qu’elles le soient vraiment) se concentrent dans ces insupportables
statistiques. Leur fréquence permet de se situer, un peu comme le ferait un
phare dans la nuit noire. Et voici que leur interprétation serait
« irresponsable » ? Il faudrait recevoir les chiffres mais leur
interprétation serait réservée à des experts ? Nous pourrions regarder la
lumière du Phare des Chiffres mais nous ne serions pas outillés pour calculer notre route ? Dans
ce cas, pour quelle raison nous communiquer ces chiffres ?
Les chiffres permettent de construire une
représentation mentale et semblent baliser l’inconnu. Bien sûr nous ne sommes
pas tous capables de leur accorder le même niveau d’analyse. Et certains
rapports aux chiffres peuvent sembler irrationnels. Mais peu importe, ils
apportent des éléments cognitifs, ce qui fait cruellement défaut dans la Mer de
l’Inconnu.
Les nombres exercent un profond pouvoir
sur la philosophie car ils s’affichent comme des traces idéalistes tangibles. Ne
sont-ils que de pures conventions ou existaient-ils avant que les humains les
utilisent ? « 1 + 1 = 2 » était-il déjà vrai à l’époque des
dinosaures ? L’homme a probablement
besoin de chiffres mais aussi du droit de les interpréter.
La phrase, qui peut sembler
anecdotique, doit être remise en cause pour une deuxième raison. Nous devons
pouvoir interpréter les chiffres, nous devons pouvoir en discuter, les comparer
avec ceux des autres pays, car cela ouvre la voie au débat, essentiel en
démocratie. Y compris si cela doit remettre en cause la pertinence de
l’expertise et de ses implications politiques. La phrase d’allure paternaliste veut
agir comme pare-feu contre les comportements asociaux cependant elle peut aussi servir de justification auto-référentielle à l’état
d’urgence, ce qui n’est jamais bon en démocratie. Les chiffres ont leur sens,
les mots aussi. Nous naviguons en eau trouble et si certains doivent pouvoir garder
le cap, nous devons nous souvenir que la Mer de l’Inconnu nous entoure, tous, et qu’il
existe aussi des règles démocratiques.
Gardons ce Phare des Chiffres en tête
mais éloignons-en pour continuer notre périple dans cette Mer de l'Inconnu.
François-Xavier HEYNEN - 15/04/2020
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